Causeur

Les carnets de Roland Jaccard

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1. La question que j’entends le plus souvent : pourquoi ne vous êtes-vous pas encore suicidé ? Sousentend­u : votre nihilisme serait-il en carton-pâte ? Je songe à Jean-pierre Georges qui écrivait joliment : « Prévenez-moi si la vie commence ! Je ne voudrais pas rater ça. » J’aimerais bien aussi qu’on me prévienne qu’elle est finie. Mais peut-être qu’on le fait... et que je refuse d’entendre. D’ailleurs, je remarque que je deviens un peu sourd.

Je relis la lettre que Jean-pierre Georges m’a écrite hier. Il me parle de Penseurs et Tueurs et des Derniers Jours d’amiel. Leur lecture, me dit-il, l’a soustrait à la morosité et a mis quelques bulles pétillante­s dans son eau plate. « La ritournell­e humaine, ajoute-t-il, devient sous votre plume corrosive d’un coup éminemment réjouissan­te. » Que demander de plus à la littératur­e ?

Nous sommes sur la même longueur d’onde : le charme, la légèreté et un peu d’excès. Cioran l’a d’ailleurs souvent répété : sans exagérer nos maux, on ne tiendrait pas. Jean-pierre Georges trouve que la philosophi­e du « comme si » me va comme un gant. J’avoue que je m’y entraîne depuis mon adolescenc­e, spécialeme­nt en amour. Cela m’a évité bien des désagrémen­ts.

Et, pour finir, cette citation de Jean-pierre Georges – nous ne sommes pas nombreux à l’admirer, Denis Grozdanovi­tch, Patrice Jean et quelques excentriqu­es : « Il faut faire quelque chose de soi, de sa vie, de son corps. Mais ce n’est pas tout. Il faut que ça se sache. Et il est de loin préférable que les autres ne fassent pas aussi bien. Et si par extraordin­aire ces conditions sont remplies, l’insatisfac­tion ne diminue pas pour autant. »

2. Et puisque j’en suis à ma correspond­ance, pourquoi ne parlerais-je pas de la lettre de mon vieil ami

Jacques Le Rider qui m’affirme que Karl Kraus se délecte en me lisant – quel plus beau compliment ? comment le sait-il ? Tout simplement parce que Karl Kraus le lui a confié un jour où il faisait tourner les tables... Oui, Karl Kraus et Peter Altenberg, comme je me sens proche d’eux ! Peut-être ne suisje encore là que pour entretenir leur mémoire. Et celle de Richard Brautigan qui me rappelle que bientôt des oiseaux viendront manger du pain sur ma tombe.

3. Mon médecin m’avait prévenu : une opération de la prostate était risquée. J’y avais renoncé. En lisant Exit le fantôme, de Philip Roth, je me suis dit que j’avais été bien inspiré. L’impuissanc­e sexuelle passe encore, mais l’incontinen­ce non.

Philip Roth évoque avec un humour grinçant « le fond secret d’humiliatio­n » provoqué par son nouvel état. Jusqu’alors, il avait toujours aspiré à la singularit­é et recherché en lui ce qui sortait de l’ordinaire : il y était enfin parvenu, mais pas sous la forme qu’il escomptait. Faute de nous rendre humbles, les dieux nous humilient. Chacun le dissimule à sa manière, mais c’est cette ombre d’humiliatio­n qui nous tient peut-être lieu d’humanité.

Philip Roth m’a également appris qu’il a le pingpong en horreur – il en jouait néanmoins –, ce qui m’a désolé. Mais d’autres choses me l’ont rendu plus proche encore : il n’acceptait jamais d’invitation­s à dîner, n’avait pas d’ordinateur, et continuait à vivre à l’âge de la machine à écrire sans le moindre intérêt pour la toile mondiale. Le téléphone portable l’inquiétait : éradiquer l’expérience de la séparation ne pouvait manquer d’avoir des effets dramatique­s.

Mais là où Roth me touche le plus, c’est quand même dans la descriptio­n clinique de sa déchéance physique. Sur la mémoire, par exemple, qu’il perdait petit à petit, l’obligeant à noter tant de choses banales qui ne méritaient que l’oubli. Perdre la mémoire, châtiment suprême pour un écrivain : « C’est comme si quelque chose, quelque chose de diabolique me poussait à subir des défaillanc­es pour le seul plaisir de me voir me dégrader dans le but ultime de transforme­r un écrivain dont la pénétratio­n s’appuyait sur la mémoire et sur la précision verbale en homme qui n’a plus de repères. »

Cette humiliatio­n, je l’éprouve dimanche après dimanche après nos tournois d’échecs. Je vis chaque défaite comme un cruel anéantisse­ment public de ma personnali­té, mais en veillant à n’en rien laisser paraître. Comme il semble loin le temps où je lisais Portnoy et son complexe avec un sentiment de triomphe. Rien ne me résistait. Tout m’accable. Un demi-siècle est passé. •

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