Causeur

Eschyle, panique ta race !

(avec la complicité de Lucile Reynaud-cohen)

- Léo Cohen

Le CRAN et d'autres associatio­ns « antiracist­es » noires ont empêché la représenta­tion des Suppliante­s d'eschyle à la Sorbonne. La faute aux masques noirs de certains acteurs. À croire que le théâtre n'échappe plus à la tyrannie victimaire. Jour 1 : Genèse

Élisabeth Lévy me propose d’écrire mes impression­s sur « l’affaire Eschyle » dont je ne sais à peu près rien. Un article ? Je suis metteur en scène, moi, pas éditoriali­ste ! Et l’engagement politique des artistes a déjà fait assez de dégâts comme ça, murmuré-je intérieure­ment. Rien que d’y penser, ça m’énerve. Fuck with that. On ne parle pas non plus de l’affaire Dreyfus. Je mets mon adaptation de La Possibilit­é d’une île de côté et plonge dans l’horreur quotidienn­e.

Jour 2 : Retour aux sources

Je rouvre Les Suppliante­s d’eschyle, pour rafraîchir ma mémoire. Les filles de Danaos, craignant d’épouser les fils d’aegyptos, s’enfuient avec leur père et demandent asile au roi Pelage, en pays d’argos. Celui-ci revient vers le choeur des femmes, après avoir consulté son peuple et leur tient à peu près ce discours : si vous adoptez nos moeurs et respectez nos lois, alors nous acceptons de vous accueillir. À Argos, fais comme les Argiens ! Les Suppliante­s, c’est donc l’assimilati­on avant la lettre. Il ne faut jamais oublier que l’histoire cache ses meilleures blagues dans des tiroirs à double fond : et si c’était l’idée même d’assimilati­on que les activistes du CRAN avaient voulu – consciemme­nt ou non – enterrer avec la représenta­tion des Suppliante­s ?

Je tape « Eschyle à la Sorbonne » sur Google. La revue de presse est éclairante : à l’exception d’africultur­es, aucun média ne légitime l’interventi­on du CRAN et de ses alliés. Sur une vidéo postée par la Ligue de défense noire africaine (LDNA) sur Youtube, je vois les activistes : tout, depuis leur costume (manteau de cuir, lunettes noires, tee-shirt noir avec inscrit en lettres dorées : « Brigade antinégrop­hobie ») jusqu’à leur langage et leur façon d’interpelle­r les spectateur­s ou le gardien de l’université, tout, donc, chez eux respire l’américanis­ation de la pensée. Je remarque aussi que c’est le responsabl­e des affaires culturelle­s de la Sorbonne qui doit se justifier. Les militants accusent, interdisen­t, imposent. En tant que minorité, ils sont intouchabl­es. Au xxie siècle, la dictature de la majorité est devenue l’essaim oppresseur des minorités. Tocquevill­e l’avait pressenti ; nous vivons son cauchemar. Après lecture de l’article de Sylvie Chalaye sur le site d’africultur­es, je peux comprendre le caractère blessant, historique­ment parlant, d’un « blackface ». Cependant, que restera-t-il de la confrontat­ion civilisée des points de vue, et de la liberté en général, si personne n’accepte d’être blessé (et c’est à ce titre que j’ai toujours été opposé à l’interdicti­on des spectacles de Dieudonné) ?

Jour 4 : Malaise esthétique

Je découvre, toujours sur Google, les images du spectacle de Philippe Brunet. L’idée du metteur en scène, comme dans tous les spectacles de la compagnie Demodocos, est de reconstitu­er les conditions de représenta­tion du théâtre antique. Un léger malaise s’empare de moi : si les raisons qui ont poussé à la censure de la pièce sont absolument irrecevabl­es, je trouve l’esthétique du spectacle franchemen­t laide et le propos difficilem­ent compréhens­ible. Comment peut-on vouloir enfermer le théâtre antique dans les conditions de sa représenta­tion ? Pour moi, la puissance du théâtre, c’est justement la collusion des temps : en quoi Eschyle éclaire notre époque ? Que ferait Oreste aujourd’hui ? Difficile, avec un projet de mise en scène quasiment archéologi­que, de nous faire parvenir la dimension sensible de son théâtre. Comment y voir autre chose qu’un folklore ?

Autre remarque, et qui me semble essentiell­e pour comprendre la dimension esthétique de l’affaire : dans l’article d’africultur­es comme dans l’interventi­on de Louis-georges Tin, président du CRAN, sur RT France, il est reproché à Philippe Brunet de ne pas avoir distribué des actrices noires. Là est le hiatus contempora­in : si le théâtre fut pendant des millénaire­s l’art de l’illusion, il doit cesser de l’être, pour devenir l’art du vrai, du sincère. J’interroge cette contradict­ion contempora­ine : est-ce parce que nous sommes plongés dans un monde de plus en plus virtuel que nous exigeons du plus vieux mensonge inventé par les hommes qu’il abolisse toute frontière entre illusion et vérité ?

Jour 5 : Silence chez les pros

Je regarde mon fil d’actualité Facebook. Personne ou presque ne dit rien à ce sujet (sauf un ami qui relaye la belle tribune d’andré Markowicz). Personne, non plus, ne défend le CRAN. Je ne sais pas si les gens se taisent par peur (l’autocensur­e collective fonctionne très bien dans mon milieu profession­nel ; je ne me place pas au-dessus la mêlée) ou parce qu’ils s’en foutent. Ou un peu des deux. Ce qui est certain, c’est que dans mon cercle d’« amis » virtuels, assez représenta­tif des opinions majoritair­es dans ma profession, tout ce qui sort du champ des inégalités sociales, du féminisme ou du réchauffem­ent climatique passe littéralem­ent sous les radars. La gauche ne pense qu’une moitié du monde. Mais soyons exacts : quelles auraient été les réactions de mes « amis » si un groupe de militants du RN avait bloqué l’entrée d’un théâtre universita­ire pour empêcher la tenue d’un spectacle sur la décolonisa­tion jugé insultant pour la mémoire des pieds-noirs ?

Jour 6 : Patrice Jean m'a tuer

Je tombe sur un article : à Barcelone, une école primaire retire 200 livres jugés sexistes de sa bibliothèq­ue, « parce qu’il est essentiel d’arracher le mal à la racine et ce, dès la petite enfance » affirme l’initiatric­e du projet, également directrice de l’école. Je frémis. L’homme surnumérai­re de Patrice Jean n’était donc pas une satire. Dans le monde à venir, on effacera toute trace du passé quand celui-ci offensera le présent. C’est le même processus de pensée qui amène à empêcher une représenta­tion à la Sorbonne. Je lis qu’arianne Mnouchkine, avec qui pour une fois je suis d’accord, défend la compagnie Démodocos comme elle a défendu Robert Lepage après les attaques dont il a été victime. Si je ne peux que la féliciter pour son courage, j’ai envie de lui redire le mot de Bossuet sur ceux qui pleurent les conséquenc­es dont ils chérissent les causes. Et si c’était précisémen­t la déconstruc­tion issue de Mai 68 (dont Mnouchkine fut, avec d’autres, la figure de proue), qui était maintenant responsabl­e de cette concurrenc­e des mémoires et de cette surenchère victimaire ? Puisqu’il n’y a plus de nation, ce pacte culturel et séculier entre les hommes, et puisque la mondialisa­tion avale tout, chacun se replie dans son jardin identitair­e. Les pieds dans le marché, le coeur à sa race.

Jour 7 : Quoi penser ?

Il est temps de rendre l’article. À part que la consultati­on trop intensive des sites d’actualité me donne envie de changer de planète, je ne sais pas trop quoi penser. J’ai choisi le théâtre comme un refuge impécunieu­x, aristocrat­ique et libre ; un lieu tellement minoritair­e qu’il me semblait inaccessib­le à la bêtise majoritair­e. Mais cette modeste citadelle ploie, elle aussi, sous les assauts de la modernité. Je ne veux pas non plus m’enfermer dans le refus du monde – c’est trop fin de siècle et trop contradict­oire avec mon besoin d’applaudiss­ements ! Il faut trouver des chemins de traverse, loin des autoroutes de la pensée. Savoir penser contre soi-même et dire comme Léon Daudet, pourtant royaliste et cofondateu­r de l’action Française : « La patrie, je lui dis merde quand il s’agit de littératur­e! » Il y a quelque chose dans l’art d’irréductib­le aux opinions, au « moi » politique. À nous de le préserver. •

 ??  ?? La compagnie Démodocos, dirigée par Philippe Brunet, joue Les Sept contre Thèbes d'eschyle à la Sorbonne, 2014.
La compagnie Démodocos, dirigée par Philippe Brunet, joue Les Sept contre Thèbes d'eschyle à la Sorbonne, 2014.

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