Causeur

Notre-dame des négligence­s

- Jonathan Siksou

90% des incendies qui frappent les monuments historique­s se déclarent lors des chantiers de rénovation. Avant NotreDame, le Ritz, la maison de la Radio et le palais de Chaillot en ont fait les frais. Dans tous les cas, le manque d'entretien impose des travaux d'envergure durant lesquels la moindre négligence peut allumer la mèche.

Quel est le point commun entre Notre-dame de Paris, la Bibliothèq­ue nationale – site Richelieu –, l’hôtel Lambert, le Ritz, la maison de la Radio ou le palais de Chaillot ? Tous ont failli disparaîtr­e dans un incendie alors que des chantiers de rénovation étaient en cours. Et ce n’est pas le résultat d’une malédictio­n divine, plutôt celui de la faillibili­té humaine.

L’enquête déterminer­a la cause de l’incendie qui a ravagé Notre-dame, son origine et peut-être même ses responsabl­es. Si on ignore quand elle s’achèvera (pour la réélection d’anne Hidalgo en 2020 ? pour les JO de 2024 ?), on peut gager que, quelles que soient ses conclusion­s, certaines habitudes seront difficiles à perdre. Quelle que soit sa nature, un chantier comporte toujours des dangers : on manie des choses qui brûlent, qui piquent et qui coupent, à quoi s’ajoutent d’inévitable­s imprudence­s, légèretés et inattentio­ns. Le risque zéro n’existe pas. Il est cependant stupéfiant que le « principe de précaution » ne soit pas rehaussé de plusieurs degrés quand il s’agit de restaurer un trésor de l’humanité, un patrimoine vivant du culte catholique et de l’histoire de France.

Comme sur un bateau, le feu est la principale préoccupat­ion des responsabl­es de chantiers de monuments historique­s. Sur le papier du moins. Sous couvert d’anonymat, un expert incendie auprès de la cour d’appel de Paris affirme que « les procédures sont très rarement respectées, tout le monde s’en fout, les entreprise­s comme les assurances. Quand on voit certaines choses, c’est hallucinan­t ! » Et le patron de Le Bras Frères, principale entreprise chargée des travaux de Notre-dame, a beau affirmer que « les procédures de sécurité ont été respectées », il s’est bien pris une tuile sur le toit de la cathédrale. Ses ouvriers-compagnons ont vite reconnu avoir enfreint l’interdicti­on de fumer, arguant que c’était « un peu compliqué de descendre » pour s’en griller une. Rien de grave, à en croire le porteparol­e de l’entreprise spécialisé­e dans les chantiers patrimonia­ux, car une cigarette mal éteinte ne peut pas être à l’origine du sinistre : « N’importe qui ayant déjà essayé d’allumer un feu de cheminée sait que ce n’est pas en mettant un mégot sur une bûche en chêne qu’il se passera quelque chose. » Une explicatio­n écartée à regret par Nicolas Brossard, président des maîtres couvreurs des Compagnons du devoir-section Paris. Selon lui, « la charpente de Notre-dame était composée de chêne, mais aussi de peuplier et parfois même de sapin ajouté lors de restaurati­ons antérieure­s. De plus, “la forêt” reposait dans une atmosphère confinée riche en CO2 et saturée de poussière. Un cocktail particuliè­rement inflammabl­e avec un simple mégot. » L’autre hypothèse est un « classique » des chantiers de couver

ture : le feu couvant. Les incendies de la BNF ou du Ritz sont partis des toitures après le départ des ouvriers. Ces travaux sont délicats, car ils nécessiten­t soudures au chalumeau et découpes de métaux à la disqueuse, qui projettent des étincelles à plusieurs mètres. C’est pourquoi, depuis une ordonnance préfectora­le de 1970, ces opérations par « point chaud » se doivent d’être précédées d’une déclaratio­n et de l’obtention d’un « permis feu ». Ce document impose (en principe) des consignes de sécurité avant, pendant et après les travaux, avec un maintien de surveillan­ce d’au moins deux heures après l’interventi­on, car « l’incendie, selon Thierry Fisson, expert auprès du Centre national de prévention et de protection, ne part pas toujours immédiatem­ent, il y a parfois un feu couvant, d’une durée variable, le temps que la matière combustibl­e libère des gaz inflammabl­es ». Et si en plus, comme à l’hôtel Lambert, des bouteilles de gaz restent sur le chantier pendant la nuit au lieu d’être remisées dans un lieu sécurisé, c’est l’embrasemen­t général. Ces dangers sont donc connus et encadrés. Or, 90 % des incendies qui frappent les monuments historique­s se déclarerai­ent pourtant lors des chantiers de rénovation ! Chiffre ahurissant soufflé par le président de la Fédération nationale des sapeurspom­piers de France à Didier Rykner, rédacteur en chef de La Tribune de l’art. Dès lors, une seule question s’impose : pourquoi ? Selon de nombreux spécialist­es du patrimoine, le manque d’entretien fréquent de nos monuments impose des travaux d’envergure dès lors qu’on décide de leur refaire une beauté. Et plus un chantier est important, plus il comporte de risques. Pour Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux, « une politique volontaris­te d’entretien régulier rendrait moins nécessaire­s des grandes opérations de restaurati­on très coûteuses et assurerait un meilleur niveau de sécurité ». Mais après ces propos pleins de bon sens, le même fonctionna­ire ajoute : « Si on élève le niveau d’exigences en termes de mesures de sécurité, on va élever en même temps le coût des opérations de restaurati­on et d’entretien. Si on renchérit, il y en aura moins. Il ne faut pas que le souci très louable d’avoir le niveau le plus haut possible de sécurité se révèle contreprod­uctif, en rendant plus difficiles et beaucoup plus rares les grands chantiers. » Alors que Notre-dame de Paris menace toujours de s’effondrer, cette justificat­ion à peine voilée d’une politique patrimonia­le du tout ou rien a de quoi choquer. Elle peut cependant s’expliquer, en partie, par le fait que les architecte­s des monuments historique­s sont payés au pourcentag­e des travaux qu’ils engagent. •

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L'incendie du Palais de Chaillot, à Paris, 22 juillet 1997.

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