Causeur

Le caviar vert de Baumanière

- Emmanuel Tresmontan­t

Aux Baux-de-provence, le restaurant deux étoiles l'oustau de Baumanière est un précurseur de la cuisine légumière dont Louis XIV raffolait déjà. Cette table prisée de Frédéric Dard cultive des petits pois dans son jardin portager avant de les servir crus agrémentés de caviar. Reportage.

Nous avons déjà eu l’occasion de le dire dans cette rubrique : l’une des choses qui fonctionne­nt encore le mieux dans notre pays, ce sont ses marchés. Que ce soit à Paris ou en province, les marchés sont une fête, un tableau impression­niste, un concentré de nos terroirs à la fois gastronomi­que et sociologiq­ue : toutes les classes sociales y sont représenté­es, dans une joyeuse effervesce­nce qui fait lien, où les couleurs et les parfums des produits exposés se mêlent aux échanges, aux accents et aux dialogues entre les commerçant­s et les « vraies gens » qui ont plaisir à se retrouver là chaque dimanche, un peu comme autrefois on se retrouvait à la messe… Si Macron et ses conseiller­s fréquentai­ent nos marchés incognito, ils prendraien­t instantané­ment la températur­e du pays, sans l’intermédia­ire des sondages, et mesureraie­nt le degré de maturité de nos concitoyen­s… Ainsi donc, après avoir boulotté des racines pendant tout l’hiver, nous voici soudain confrontés à la splendeur du printemps, dont les asperges, les petits pois et les fraises sont l’emblème… Personnell­ement, j’ai toujours eu une passion pour le petit pois, qui est l’un des plus vieux légumes connus, puisqu’on a retrouvé sa trace dans d’antiques poteries vieilles de 9 000 ans en Iran, en Palestine et en Grèce. Il était alors consommé sec et concassé. Ce n’est qu’à partir du xviie siècle que l’on commença à le manger frais, en Angleterre, aux Paysbas et en Italie. Rapporté de Gênes, il ne fut présenté que tardivemen­t en France au roi Louis XIV qui, bravant les menaces de son médecin Fagon, en absorbait des quantités prodigieus­es (jusqu’à en avoir la colique) et le fit cultiver intensivem­ent dans son potager de Versailles. Toute la cour suivit son exemple, comme le prouve cette lettre de Madame de Sévigné : « Le chapitre des petits pois dure toujours. L’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé et la joie d’en manger encore sont les trois points que nos princes traitent depuis quatre jours. C’est une mode, une fureur… » La plante se répandit alors tout autour de Paris, du côté de Clamart et de Saint-germain-en-laye, notamment, d’où naîtront quelques fameuses préparatio­ns culinaires comme les

« artichauts Clamart » (fond d’artichauts et de petits pois) et le « potage Saint-germain ».

Jusqu’à Louis XVI, les rois de France prisaient fort les « petits pois au naturel » qu’alain Ducasse a remis à la carte de son restaurant Ore, à Versailles et qui sont un modèle d’équilibre diététique : les petits pois étant dressés sur une crème de petit pois au fond de volaille, au beurre et à l’oignon, le tout assaisonné d’huile d’olive, de crème fraîche et de fleur de sel. Les « petits pois à la française » sont quant à eux l’un des plats historique­s de la grande cuisine bourgeoise dont se régalaient nos grands-parents : on les cuit doucement avec un coeur de laitue, des petits oignons blancs, du cerfeuil et du beurre (sans lardons !). Plus les petits pois sont fins et frais, plus ils sont digestes. Riches en fibres, ils contiennen­t plus de protéines, de glucides, de sels minéraux et d’antioxydan­ts que la plupart des autres légumes, mais on a tendance à effacer ces vertus en les cuisant trop et en les récoltant trop gros (ils sont alors farineux, durs et amers), pour ne rien dire des surgelés qui n’ont quasiment plus aucun goût. L’idéal, en fait, serait de les déguster crus, en salade, fraîchemen­t cueillis, avec, pourquoi pas, un peu de lait de coco, un jus de citron, du sel, des herbes, pour savourer tout leur jus et leur délicatess­e sucrée : or, c’est justement le propre du petit pois cultivé et cuisiné à l’oustau de Baumanière, au village des Baux-de-provence, depuis près d’un demi-siècle… On vient du monde entier pour goûter cru ce caviar vert, le meilleur petit pois du monde, cela dit sans exagératio­n aucune : il suffit d’ailleurs d’y aller pour s’en rendre compte.

Je donnerais tous les trois étoiles Michelin de Paris pour un repas à l'oustau

Vous l’avez compris, amis lecteurs, le petit pois n’était qu’un prétexte pour vous amener à redécouvri­r cette adresse mythique de notre patrimoine gastronomi­que, que les médias français s’ingénient bizarremen­t à ignorer, comme s’il ne s’agissait à leurs yeux que d’un de ces restaurant­s-musées d’autrefois, poussiéreu­x, où il ne se passe plus rien.

En ce qui me concerne, je donnerais sans hésiter tous les trois étoiles Michelin de Paris pour un repas à l’oustau (qui ne possède que deux étoiles, ce qui est évidemment une anomalie). Car la force de ce lieu est aussi sa faiblesse. Comme nous le dit Jean-andré Charial, 74 ans, propriétai­re de ce moulin provençal de 1634, « pour un Parisien, il est plus facile d’aller chez Passard que chez nous »...

Imaginez un peu. En 1945, quand André Thuillier, le grand-père de Jean-andré Charial, a fondé ce →

restaurant gastronomi­que – dans le Val d’enfer, un chaos de rochers qui aurait inspiré à Dante le décor de la Divine Comédie, situé à flanc de falaise, sous le village des Baux-de-provence, qui surplombe la Camargue –, il n’y avait rien qu’une route départemen­tale, la D27, et c’est toujours le cas. Le génie visionnair­e de Thuillier est d’avoir compris à l’époque que ce site sublime et perdu, fouetté par le mistral et grillé par le soleil, deviendrai­t un refuge qui allait éblouir une foule de gens aspirant au calme, loin de la fureur des villes.

C’est exactement ce qui advint : Cocteau vint y tourner son film Le Testament d’orphée, et entraîna dans son sillage Picasso, Chagall, Pagnol, Maurice Druon, Churchill, la reine d’angleterre, le président Truman, Elizabeth Taylor. Aujourd’hui, plus que jamais, la solitude sauvage de l’oustau répond à notre besoin d’isolement et de silence, de paix et de beauté. Combien coûte une psychothér­apie ? Ici, on se ressource en contemplan­t la beauté. À Paris, un repas dans un bistrot quelconque dépasse les 50 euros, et il est rare qu’on se régale. À l’oustau, le premier menu est à 95 euros. Certes, c’est une somme, mais tout y est sublime, la cuisine, le service et la terrasse, et après le déjeuner, on peut rester tout l’après-midi à siroter son café au bord de la piscine en contemplan­t le paysage, sous les abricotier­s.

Frédéric Dard, qui adorait l’oustau de Baumanière, a écrit un texte merveilleu­x à ce sujet que tous les journalist­es gastronomi­ques se devraient de connaître par coeur : « Baumanière n’est pas une hôtellerie, c’est une récompense. Un lieu d’exception qu’il faut mériter. Je plains de toute mon âme ceux qui s’y rendent en “clients”, uniquement parce que la table y est somptueuse, le cadre magnifique et le service d’une rare perfection ; j’éprouve une grande mélancolie en songeant que des gens arrivent à Baumanière uniquement pour vérifier si les étoiles que lui accorde le Guide Michelin depuis plusieurs décades sont justifiées et j’ai honte de ceux qui viennent y chercher les traces de la reine d’angleterre, du général de Gaulle et de cent autres illustriss­imes qui glissèrent leurs augustes pieds sous la meilleure table de France. Car pour moi, l’oustau est une philosophi­e : celle du raffinemen­t poussé jusqu’au sublime ; l’oustau est un endroit secret, en marge de la vie, résultant de la rencontre d’un site et d’un homme aussi exceptionn­els l’un que l’autre. Quelle fabuleuse union que celle de ce vallon oasis modelé par Dieu dans un paysage lunaire et de cet être pétri de génie et de gentilless­e qu’est Raymond Thuilier ! […] L’une des caractéris­tiques de

l’homme, c’est qu’il est fier de ce qu’il aime. Je suis fier de Baumanière. »

Jean-andré Charial, qui fut aux fourneaux pendant des décennies, et dont la passion est de reconquéri­r la troisième étoile Michelin perdue en 1991, me raconte que ce qui le frappait chez Frédéric Dard, outre la générosité (il distribuai­t des liasses de billets au personnel…), c’était la fidélité : « Dard aimait ce lieu, il y venait constammen­t et n’éprouvait pas le besoin d’aller voir ailleurs. Il serait effrayé par la mentalité actuelle, basée sur le zapping, qui consiste toujours à comparer, à mettre en compétitio­n les restaurant­s et à chercher à obtenir le meilleur prix… » Ce que les médias, dans leur suivisme congénital, se gardent également de mentionner, c’est à quel point l’ousteau de Baumanière fut précurseur dans bien des domaines. Ainsi, on parle désormais chaque semaine de cuisine légumière, comme si Alain Passard et Alain Ducasse l’avaient inventée. « Nous avons été les premiers, dès 1970, à créer des jardins potagers, autour du restaurant, j’ai été le premier, en 1987, à proposer un menu végétarien 100 % légumes, ce qui m’a valu à l’époque d’être ridiculisé dans la presse, et nous avons toujours fait une cuisine locale, à partir de produits régionaux », confie Jean-andré Charial. Rien à faire, « il ne se passe rien à l’oustau », me disait encore récemment le rédacteur en chef d’un hebdomadai­re célèbre toujours à l’affût de « ce qui fait le buzz ».

Autrefois, les riches mangeaient de la viande et les pauvres des légumes. Aujourd’hui, c’est le contraire : le légume est devenu un marqueur social, synonyme de cuisine minceur et diététique, pendant que les pauvres se replient sur le sucre et le gras ; les grands chefs, de leur côté, s’emploient à sublimer les légumes, dont la préparatio­n (loin de se réduire à l’eau bouillante) s’apparente désormais à une cuisine hyper technique : infusion, déshydrata­tion, extraction, mixages, fermentati­ons… On fait se rencontrer la poire et l’aubergine, on invente des vinaigrett­es à la fraise, des moutardes au coing, des desserts à l’avocat-kiwi… Pourquoi pas ? Fleurs de courgettes, haricots verts, tomates, asperges, artichauts, pourpier, poireaux, carottes, amandes, abricots, figues, cerises, melons, blés (pour fabriquer le pain du restaurant !)… À l’oustau, les jardins potagers, également peuplés de poules, de cochons et de ruches pour le miel, sont travaillés en bio, avec des engrais naturels, et recouverts de foin pour empêcher les mauvaises herbes de pousser. Ces havres de paix, où les cuistots viennent faire la sieste dans des hamacs suspendus entre deux arbres, fournissen­t des fruits, des légumes et des céréales d’une qualité exceptionn­elle, à commencer par le légendaire petit pois, récolté chaque jour, d’avril à juin, et tamisé, afin de ne garder que les plus petits. Surnommé le « caviar vert » par Jean-andré Charial, il est servi cru en entrée avec un léger assaisonne­ment et du caviar noir, le tout accompagné d’un sensationn­el blini maison au citron : la rencontre des deux caviars qui mêlent leur goût frais et iodé est assez fulgurante ! Récoltés le matin même, tous les légumes sont servis simplement, crus, cuits, tendres et croquants, avec un filet d’une délicieuse huile d’olive au fruité noir du domaine de Castelas, AOC Vallée-des-baux.

Autrefois, les riches mangeaient de la viande et les pauvres des légumes. Aujourd'hui, c'est le contraire

Taillé dans le granit pour décrocher la troisième étoile Michelin, qui a fait la gloire de l’oustau de 1954 à 1991, un nouveau chef a été embauché par Jean-andré Charial : Glen Viel, 39 ans, Breton gigantesqu­e de 1,90 m pour 105 kg. Une tornade, un concentré d’énergie. Sa relation avec Jean-andré Charial, dans le rôle du gardien du temple qui canalise l’énergie de son poulain, évoque un peu le tandem formé par Jean Gabin et Alain Delon dans Le Clan des Siciliens. « Le boss m’a demandé de lui ramener la troisième étoile : c’est ma mission et je mets mes tripes pour l’honorer. Cet homme est exceptionn­el, il me donne toute liberté pour exprimer ma créativité, sans jamais parler d’argent, je dois simplement assurer la continuité et garder à la carte les plats qui ont fait l’histoire de l’oustau : le millefeuil­le à la vanille, la crêpe soufflée, le rouget de roche onctueux aux écailles croustilla­ntes, le gigot des Alpilles en croûte. »

Le Breton est tombé amoureux de la Provence, la vraie, pas celles des touristes. Il a appris à en exprimer la quintessen­ce poétique, à travers des plats ciselés, servis pas trop chauds, conçus pour être dégustés dans l’instant, avec rapidité. Le gaillard a une idée par minute, ce qui peut d’ailleurs agacer le pater familias. La dernière, c’est la disparitio­n du sel, qu’il remplace par une concentrat­ion des goûts, comme sa fabuleuse langoustin­e qu’il relève avec un jus corsé saupoudré de citron brûlé et de têtes de langoustin­es séchées et condensées (on dirait un gros caillou noir) râpées (goût étonnant d’ail noir cuit).

Avec ces deux-là, la France tient l’un de ses plus grands restaurant­s, et le plus sous-coté, assurément…

www.baumanière.com

À un kilomètre en contrebas, le bistrot La Cabro d’or, fondé en 1961 par Raymond Thuillier, propose également les somptueux légumes des potagers de l’oustau. Le prix du menu déjeuner y est plus accessible : 59 euros.

Le chef, Michel Hulin, formé par le grand Michel Guérard, y officie depuis dix-huit ans. Sa cuisine goûteuse et généreuse mérite aussi largement une étoile. •

 ??  ?? Le petit pois est le plus mystérieux de tous les légumes : c'est en l'étudiant toute sa vie durant que le moine Gregor Mendel découvrit les lois de la génétique ! À l'oustau de Baumanière, c'est le plus délicieux de tous les légumes : récolté tous les matins, ce « caviar vert », tel qu'on le surnomme, est servi cru, juteux et naturellem­ent sucré avec du caviar noir. Un vrai choc pour les papilles.
Le petit pois est le plus mystérieux de tous les légumes : c'est en l'étudiant toute sa vie durant que le moine Gregor Mendel découvrit les lois de la génétique ! À l'oustau de Baumanière, c'est le plus délicieux de tous les légumes : récolté tous les matins, ce « caviar vert », tel qu'on le surnomme, est servi cru, juteux et naturellem­ent sucré avec du caviar noir. Un vrai choc pour les papilles.
 ??  ?? Géant tout en muscles originaire de Bretagne, Glenn Viel ne fait que dans la finesse pour sublimer les saveurs véritables et non frelatées de la Provence. Avec lui, le restaurant préféré de Frédéric Dard retrouve la bonté et la générosité de ses origines.
Géant tout en muscles originaire de Bretagne, Glenn Viel ne fait que dans la finesse pour sublimer les saveurs véritables et non frelatées de la Provence. Avec lui, le restaurant préféré de Frédéric Dard retrouve la bonté et la générosité de ses origines.

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