Causeur

Jean-baptiste Minnaert « Ce serait un crime d'effacer l'immense apport de Violletle-duc »

- Propos recueillis par Pierre Lamalattie

Depuis sa restaurati­on par Violletle-duc, Notre-dame est aussi une cathédrale du xixe siècle. Pour l'historien de l'architectu­re JeanBaptis­te Minnaert, sa reconstruc­tion doit respecter la charte de Venise, sans forcément utiliser les mêmes matériaux qu'autrefois.

Causeur. Notre-dame est perçue comme une merveille du XIIIE siècle. Pourtant, il semble que la contributi­on du XIXE soit importante. Pourriez-vous situer cette dernière ? Jean-baptiste Minnaert. Dans Notre-dame de Paris, il y a en quelque sorte deux cathédrale­s, l’une du Moyen Âge, l’autre du xixe siècle. Les cathédrale­s gothiques sont, en effet, littéralem­ent réinventée­s au xixe et elles doivent être comprises comme telles. Le gothique est vu à cette période comme un art spécifique­ment français, car il atteint son haut degré de perfection avant l’apport italien de la Renaissanc­e. Au xixe, le sentiment d’identité nationale cherche à s’incarner. La restaurati­on et la mise en valeur des cathédrale­s prennent tout leur sens dans ce contexte. À Paris, la Révolution a cependant un lourd impact sur la cathédrale, lequel vient s’ajouter à des pertes datant de l’ancien Régime. En particulie­r, la plupart des statues sont vandalisée­s. L’apport de Viollet-le-duc est considérab­le. Ses éléments les plus visibles sont la flèche ainsi que de nombreuses sculptures et gargouille­s. Toutefois, son interventi­on est omniprésen­te dans le bâtiment, parfois à un niveau de détail étonnant. On peut dire qu’il fait preuve d’un génie architectu­ral d’ensemble.

Quelle est la personnali­té artistique de Viollet-le-duc et quel intérêt présente son oeuvre selon vous ?

Eugène Viollet-le-duc (1814-1879), contrairem­ent à beaucoup d’architecte­s de son temps, ne passe pas par la case Beaux-arts. Toute sa vie, il nourrit à l’encontre de l’esprit de cette institutio­n, perçue comme académique, une hostilité bien payée de retour. C’est auprès de son oncle, le peintre Étienne-jean Delécluze, qu’il apprend à dessiner. Viollet-le-duc sera, sa vie durant, un dessinateu­r d’une précision et d’une élégance époustoufl­antes. Il entre, au début des années 1830, dans les services de restaurati­on du patrimoine médiéval mis en place par Vitet et Mérimée. Dans un premier temps, il s’applique, avec Lassus, à la restaurati­on de Notre-dame de Paris avec une « religieuse humilité », c’est-à-dire qu’il s’impose un maximum de fidélité à l’état d’origine. Progressiv­ement, sa culture du gothique s’accroît jusqu’à devenir immense. Il atteint alors une compréhens­ion en profondeur de cet art. Cela alimente chez lui une importante réflexion théorique. Il produit des textes qui ont valeur de « manifeste rétroactif » de l’architectu­re gothique. C’est à partir de cette lecture personnell­e du gothique qu’il imagine désormais ses interventi­ons à Notre-dame de façon assez libre. Il écrit : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. » De là les critiques qui lui ont été faites au xxe siècle au sujet de son excès de liberté dans ses restaurati­ons, mais aussi l’admiration artistique et patrimonia­le qu’on peut lui porter. Cependant, Viollet-le-duc ne se résume pas à des restaurati­ons gothiques. Il est aussi un grand architecte de son temps. Ses conception­s, étrangères à toute nostalgie et soucieuses de rationalis­me, sont à l’avant-garde de son époque. Il se passionne pour les nouvelles possibilit­és

techniques telles que celles apportées par le métal et la brique. Cela l’oppose à la normativit­é classicisa­nte du préfet Haussmann et à son modèle d’immeubles peu imaginatif­s et impliquant une coûteuse cacophonie de métiers. Viollet-le-duc a aussi une immense influence sur les génération­s suivantes. Il marque de nombreux architecte­s comme Guimard ou Gaudí, notamment pour ce dernier dans sa Sagrada Familia. Il est surtout un des chaînons majeurs qui permettent de suivre sans discontinu­ité le fil historique qui va des maîtres maçons du Moyen Âge à Le Corbusier. Cependant, son chefd’oeuvre est évidemment Notre-dame, chantier qui l’occupe durant une vingtaine d’années.

Quand on entend les commentair­es sur Notre-dame, on a l'impression qu'un grand nombre de personnes ignorent l'apport du XIXE ou estiment de bon ton de le dénigrer. Comment expliquez-vous cela ?

Le xixe est le parent pauvre de l’histoire de l’art et de l’architectu­re. Les architecte­s modernes du xxe siècle ont parfois dénigré les production­s du xixe pour mieux s’affirmer et bénéficier de commandes publiques. Après une longue éclipse, une redécouver­te lente du xixe s’amorce dans les années 1970. On peut citer des jalons, comme le refus de Jacques Duhamel (ministre de la Culture) de détruire la gare d’orsay ou les travaux de Bruno Foucart (historien de l’art), notamment ceux sur Viollet-le-duc. Cependant, la méconnaiss­ance de la contributi­on du xixe à Notre-dame que l’on observe ces jours derniers est stupéfiant­e.

Que pensez-vous des hypothèses de reconstruc­tion et des débats, semble-t-il, très « ouverts » à l'heure actuelle ?

Ce serait un crime d’effacer l’immense apport de Violletle-duc. On peut cependant s’inquiéter sérieuseme­nt quand on voit des architecte­s comme Wilmotte proposer des « gestes architectu­raux ». On peut s’inquiéter également que certains, tentés par une « dérestaura­tion », veuillent faire disparaîtr­e la flèche de Viollet-le-duc à Notre-dame au profit d’une version supposée antérieure. Ces deux postures d’amnésie seraient évidemment contraires à la charte de Venise1. Il y a aussi le précédent très controvers­é de Saint-sernin, à Toulouse. Dans cette basilique, les apports de Viollet-le-duc ont été, en effet, tout bonnement supprimés au profit d’un état antérieur dont les sources sont d’ailleurs aujourd’hui en partie contestées. Cela fut qualifié de vandalisme par Bruno Foucart. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille forcément utiliser les mêmes matériaux qu’autrefois. La cathédrale de Reims, encore plus gravement ravagée en 1914 par les bombardeme­nts allemands, a été coiffée, à partir de 1919, d’une charpente en béton armé très intelligem­ment conçue et il n’y a pas lieu de s’en plaindre, bien au contraire. •

1. Charte internatio­nale sur la conservati­on et la restaurati­on des monuments et des sites, issue des travaux du IIE Congrès internatio­nal des architecte­s et des technicien­s des monuments historique­s, tenu à Venise en 1964, sous l'égide de l'icomos (Internatio­nal Council of Monuments and Sites).

 ??  ?? Patrick Palem, directeur de la Socra, une société spécialisé­e dans la conservati­on d'oeuvres d'art, soulève la tête de Viollet-le-duc en saint Thomas, avant sa restaurati­on, 16 avril 2019.
Patrick Palem, directeur de la Socra, une société spécialisé­e dans la conservati­on d'oeuvres d'art, soulève la tête de Viollet-le-duc en saint Thomas, avant sa restaurati­on, 16 avril 2019.

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