Causeur

La grande moisson noire

- Jérôme Leroy

Dans leurs polars respectifs, Franck Bouysse et Hervé Le Corre montrent que le roman noir est avant tout le moyen d'écrire de grands textes qui interrogen­t la société, le bien et le mal. Retour sur un phénomène aussi vieux que la tragédie grecque.

En 1994, la Série noire, qui était encore une collection de poche, publie, sous le numéro 2355, Oedipe roi, de Sophocle. Certes, le texte a été mis en forme romanesque par un agrégé de lettres classiques, Didier Lamaison, mais, au-delà du clin d’oeil érudit, le message envoyé par la marque patrimonia­le

du polar en France était clair. Le roman noir, nous disait en substance la Série noire, est aussi vieux que la tragédie. Il renvoie à une critique sociale qui se double d’une angoisse existentie­lle et d’un questionne­ment sur la condition humaine. Oedipe est l’archétype de l’enquêteur qui, sans le savoir, enquête sur lui-même et se révèle coupable du meurtre qu’il cherche à élucider. Et quand on demandait à Didier Lamaison s’il n’y avait pas quelque chose de sacrilège à transforme­r la pièce de Sophocle en roman, il répondait : « Le roman nous est aujourd’hui ce que le théâtre était aux Grecs : le miroir de notre société, et le lieu de tous les oracles. »

Encore faut-il s’entendre sur les termes. Pour des raisons de commodité et parfois par paresse intellectu­elle, bibliothèq­ues et librairies classent trop souvent dans le même rayon les romans policiers, les thrillers, les romans d’espionnage et les romans noirs. Or si, à l’exception de quelques grands noms fondateurs comme Conan Doyle ou Agatha Christie, le roman policier ou le thriller restent dans leur immense majo

rité une littératur­e de pur divertisse­ment, les choses sont un peu plus compliquée­s quand on parle du roman d’espionnage et du roman noir.

Qui doute aujourd’hui, par exemple, que le roman d’espionnage ait donné des chefs-d’oeuvre de la littératur­e ? L’agent secret de Joseph Conrad, que l’on trouve en Pléiade, ou Le Troisième Homme de Graham Greene sont devenus des classiques qui interrogen­t, bien au-delà de leur intrigue et des règles canoniques du genre, les notions de bien et de mal, d’identité ou encore de la violence à l’oeuvre dans l’histoire. Il en va de même pour l’ensemble de l’oeuvre de John le Carré : il ne cesse, notamment à travers le personnage de George Smiley, de penser les liens consubstan­tiels qui unissent la création littéraire et le secret, comme si tous les romans, même les plus grands, étaient au bout du compte des romans d’espionnage et l’écrivain un agent double perpétuel obligé de ruser avec son époque.

C’est aussi le cas du roman noir qui se distingue du roman policier par une intention radicaleme­nt opposée. Le roman policier part de l’hypothèse que le monde repose sur un ordre harmonieux que le crime vient troubler. Intervient alors le détective ou le policier qui est chargé de rétablir cet ordre bouleversé. Dès les années 1920, le philosophe Siegfried Kracauer, l’un des grands noms de l’école de Francfort, avait exploré ce mécanisme dans Le Roman policier : un traité philosophi­que. Il montrait même une analogie théologiqu­e entre ce type de roman et une cérémonie religieuse, le détective endossant le rôle du prêtre qui dissipe le mystère et fait triompher la vérité. Le roman policier, pour Kracauer, est une lecture anxiolytiq­ue dont le but est de rassurer le lecteur : « Les auteurs de romans policiers témoignent de l’idée d’une société parfaiteme­nt rationalis­ée. » Pour lui qui assiste alors à la montée du nazisme, ce sont d’ailleurs là les limites du genre.

À l’inverse, le roman noir est un roman de la critique sociale, un roman de la crise, un roman de l’inquiétude. Ce n’est pas un hasard s’il apparaît sous sa forme moderne en 1929, l’année de la Grande Dépression, avec ce qui est devenu un classique de la littératur­e américaine du xxe siècle, Moisson rouge de Dashiell Hammett, anatomie d’une ville où la collusion entre la mafia locale et le pouvoir politique permet d’écraser une grève sans que le détective présent sur place – et qui de manière très révélatric­e n’a pas de nom – ait une prise quelconque sur les événements.

On peut trouver néanmoins une logique propre au roman noir bien avant Dashiell Hammett. Dès le xixe siècle, le roman réaliste n’hésite pas à adopter la logique du roman noir pour montrer à la fois la violence sociale à l’oeuvre, le fonctionne­ment occulte du pouvoir et la solitude radicale de personnage­s confrontés à un ordre mortifère qui ne recule devant rien pour se maintenir, pratiquant l’assassinat ou la corruption généralisé­e comme une méthode de gouverneme­nt. Une ténébreuse affaire de Balzac, mais aussi Splendeurs et misères des courtisane­s ou Histoire des Treize mettent en scène des policiers qui ne sont pas des personnage­s positifs au service du bien, mais des agents efficaces du système en place. Et, avec Vautrin, forçat évadé qui finit chef de la Sûreté, sur le modèle Vidocq, Balzac a créé le modèle éminemment moderne de l’antihéros propre au roman noir, celui d’un homme qu’on ne peut plus situer dans aucun camp.

Cette tradition explique pourquoi on voit désormais en France, comme c’est le cas depuis longtemps aux États-unis, la frontière entre la littératur­e blanche et le roman noir devenir de plus en plus floue. On pourrait montrer sans peine que L’étranger de Camus, Un crime de Bernanos ou Un roi sans divertisse­ment de Giono, trois écrivains qui par ailleurs adoraient le polar made in USA, peuvent déjà être lus comme de parfaits romans noirs, parce qu’ils renvoient le fait divers à sa portée métaphysiq­ue. Aujourd’hui, il suffit de regarder quelques phénomènes éditoriaux récents pour le moins significat­ifs. Jean-patrick Manchette (1942-1995), que l’on considère comme le fondateur du néopolar, ce mouvement né après Mai 68, a ses oeuvres réunies dans la collection Quarto qui est, chez Gallimard, l’antichambr­e de la Pléiade, et des auteurs comme Jean Echenoz ne manquent jamais de souligner son apport décisif au roman contempora­in.

Mieux, le dernier prix Goncourt, Nicolas Mathieu, pour Leurs enfants après eux vient du roman noir, où il avait fait une entrée déjà remarquée avec Aux animaux la guerre. Il succédait d’ailleurs, cinq ans après, à un autre auteur de romans noirs, Pierre Lemaitre, qui avait obtenu le Goncourt 2013 avec Au revoir là-haut, sans compter Marcus Malte, prix Femina 2016 pour Le Garçon. Ce couronneme­nt d’auteurs venus du mauvais genre a eu des signes annonciate­urs : Jean Vautrin, grande plume du néopolar qui obtient le Goncourt dès 1989 pour Un grand pas vers le bon Dieu et Daniel Pennac, dont les premiers pas ont eu lieu à la Série noire, prix Renaudot en 2007.

On ne sera donc pas étonné si, à une date plus ou moins proche, les auteurs de deux romans qui viennent de sortir, Franck Bouysse avec Né d’aucune femme et Hervé Le Corre pour Dans l’ombre du brasier sont à leur tour consacrés. On prend les paris tant ces deux ouvrages, par leur ambition et leur style, contrasten­t avec le tout-venant des sorties en librairie.

Loin de l’impérialis­me de l’autofictio­n ou de la « nonfiction novel », qui traduit une faillite de l’imaginatio­n et transforme les romans en minces sismograph­es d’émois nombrilist­es ou en biographie­s vague- →

ment mises en scène de personnage­s célèbres, Bouysse et Le Corre représente­nt chacun à leur manière cette plasticité d’un genre qui est le seul à savoir renouer les liens avec la tragédie, au point de retrouver comme moteur de la narration la vieille règle des trois unités, temps, lieu, action, qui joue à plein, chez nos deux auteurs, son rôle de concentrat­ion intense de l’énergie avant l’explosion inévitable.

Dans Né d’aucune femme, le lieu, c’est une campagne reculée, en l’occurrence la Haute-corrèze dont il est originaire. Ce grand lecteur de Giono décrit son terroir avec un lyrisme cru et cruel, mais somptueux. Comme Giono, également, celui des Grands Chemins ou du Chant du monde, il ne situe pas l’époque pour donner à son histoire l’ampleur du mythe. Nous sommes probableme­nt dans les débuts du xxe siècle. Une fille de 14 ans est vendue par son père, paysan pauvre, à un maître de forges qui vit seul avec sa mère et sa femme malade, jamais visible. La petite Rose, dont nous sont restitués les cahiers écrits en cachette chez son bourreau, puis à l’asile, est une magnifique figure de cette cohorte d’humiliés et d’offensés, comme la Mouchette de Bernanos dont elle est une petite soeur tout aussi naufragée.

Bouysse sait nous prendre à la gorge à force d’angoisse et d’horreur sur fond de viols, de meurtres, de naissances illégitime­s. Il sait aussi, avec une maîtrise surprenant­e, multiplier les points de vue et varier la tessiture des voix, à la façon du Faulkner de Tandis que j’agonise, pour rendre ses personnage­s immédiatem­ent reconnaiss­ables, qu’il s’agisse d’une adolescent­e, d’un palefrenie­r, d’un enfant promis au sacrifice. Ce même Faulkner dont Malraux disait, il n’y a pas de hasard, que son oeuvre marquait « l’irruption de la tragédie grecque dans le roman policier ». Aucune complaisan­ce, pourtant, chez Bouysse ; aucun effet facile, aucune surenchère, mais la mise en scène d’une mécanique impitoyabl­e, parfaiteme­nt crédible, et une manière de renouer, sans être pesant, avec notre fascinatio­n pour les tabous fondateurs, que ce soit ceux de la Bible ou de la mythologie. Le lecteur espérera une rédemption ou même un simple moment de grâce. Ce sera en vain, quand bien même l’un des rares personnage­s positifs dans Né d’aucune femme est celui d’un prêtre, dépositair­e des cahiers de Rose, qui sont le chant funèbre d’une innocence massacrée.

Hervé Le Corre, lui aussi, nous raconte une tragédie, mais celle-ci est clairement située dans le temps et dans l’espace : Dans l’ombre du brasier se déroule à Paris, pendant les dix derniers jours de la Commune, du 18 au 28 mai 1871. Le Corre a déjà rencontré le succès en montrant sa capacité à reconstitu­er de manière remarquabl­ement vivante des moments historique­s. L’homme aux lèvres de saphir se passait aussi dans le Paris de 1870, où un tueur en série reproduisa­it dans ses crimes les passages les plus noirs de l’oeuvre inconnue d’un de ses amis, les Chants de Maldoror, d’un certain Lautréamon­t. Mais il a su tout aussi bien, dans Après la guerre, restituer le Bordeaux des années 1950 de manière polyphoniq­ue, ville grise et humide qui continuait à vivre de manière souterrain­e dans les règlements de compte de la Libération, alors que la guerre d’algérie arrivait déjà.

Dans l’ombre du brasier raconte une enquête, celle d’un éphémère commissair­e de police de la Commune qui tente de retrouver une jeune femme enlevée par Pujols, un amateur de chair fraîche et de photos pornograph­iques, qu’il fait prendre par un complice et qu’il revend à des bordels. Mais cette enquête prend vite une tonalité particuliè­re, c elle d’une métaphore de la justice qu’il faut rendre avant que le monde ne s’écroule.

Le roman devient cette bombe à retardemen­t, cette machine infernale dont on sait qu’elle va exploser. La dignité consiste donc, pour cet enquêteur, à tenter d’oublier le caractère dérisoire de sa recherche, car tout cela se joue dans une ville en état de siège, qui se couvre de barricades désespérée­s pour sauver une utopie fragile, trop fragile. On entend les immeubles s’effondrer, les obus tomber au hasard, on est tantôt dans les infir

meries qui sentent la gangrène et la mort, tantôt dans les bistrots en ruine où l’on tente d’oublier la fatigue, tantôt dans les caves où l’on rêve encore d’amérique, d’océan et de danses amoureuses alors que les gravats pleuvent.

Le Corre est un étrange magicien : il réussit sur près de 500 pages, impeccable­s et poignantes, à distordre le temps : quelques journées de sang et de feu, de ténèbres et de chairs suppliciée­s donnent physiqueme­nt une impression d’éternité suspendue en enfer et, en même temps, celle d’un souffle court, d’une respiratio­n qui se cherche. C’est dans cet entre-deux paradoxal qu’évoluent les combattant­s de la Garde nationale, comme le sergent Bellec ou comme le commissair­e Antoine Roques, que rien n’empêchera de sauver Caroline, l’infirmière qui admire Louise Michel. Cette topographi­e de la fureur dessine un Paris qui rappelle, forcément, celui du Zola de La Débâcle ou du Vallès de L’insurgé. La tragédie, là encore, est au rendez-vous : savoir que la fin est écrite, mais ne pas renoncer dans un héroïsme ordinaire et saisissant, que Le Corre restitue sans pathos, mais avec un vrai sens de l’épopée.

Que ce soit grâce à Franck Bouysse ou à Hervé Le Corre, le roman noir confirme décidément qu’il est la nouvelle voie, toujours plus prometteus­e, d’une littératur­e dont la force et la beauté sombre surprennen­t à chaque page. •

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Hervé Le Corre.
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Franck Bouysse.
 ??  ?? Hervé Le Corre, Dans l'ombre du brasier, Rivages, 2019. Le Roman policier, de Siegfried Kracauer, est disponible dans la « Petite Bibliothèq­ue Payot ». On pourra aussi lire avec profit sur ces questions les Chroniques de Jeanpatric­k Manchette, disponible chez Rivages, ainsi qu'oedipe roi, en Folio policier.
Hervé Le Corre, Dans l'ombre du brasier, Rivages, 2019. Le Roman policier, de Siegfried Kracauer, est disponible dans la « Petite Bibliothèq­ue Payot ». On pourra aussi lire avec profit sur ces questions les Chroniques de Jeanpatric­k Manchette, disponible chez Rivages, ainsi qu'oedipe roi, en Folio policier.
 ??  ?? Franck Bouysse, Né d'aucune femme, La Manufactur­e de livres, 2019.
Franck Bouysse, Né d'aucune femme, La Manufactur­e de livres, 2019.

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