Causeur

Le journal de l'ouvreuse

Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c'est l'ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne !

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Acte V. Vous avez manqué les quatre premiers ? Je résume. Acte I : en 1862, le baron Haussmann inaugure place du Châtelet un gros théâtre spécialisé dans les effets spéciaux – genre Tour du monde en quatre-vingts jours, affiché 3 000 fois entre 1876 et 1940. Acte II : éruptions et naufrages font moins recette au théâtre à cause du cinéma ; après quelques classiques comme Petrouchka, L’après-midi d’un faune ou Parade de Cocteau et Satie, le Châtelet se met au régime Chanteur de Mexico et Rose de Noël. Acte III : en 1977, Paris qui n’avait plus de maire depuis un siècle élit Monsieur Chirac, lequel se laisse convaincre de transforme­r le mouroir de l’opérette en temple de l’« élitisme pour tous ». Deux kilomètres à l’est, Monsieur Mitterrand rate son Opéra populaire, place de la Bastille. Du coup, Monsieur Chirac ne passe plus pour un ringard analphabèt­e, mais pour l’ami des artistes – les Patrice Chéreau, les Pierre Boulez, les Daniel Barenboim, qui boycottent la Bastille et défilent au Grand Théâtre Municipal du RPR, succès complet. Acte IV : au patron Stéphane Lissner promu au Festival d’aix en 1998, lui succède un gars encore plus fort, Jean-pierre Brossmann, mais la guerre des chefs n’a plus lieu. Élu en 2001, Monsieur Delanoë ne vise pas l’élysée. Le Châtelet ne sert plus de tremplin vers le trône quand l’hôtel de Ville y nomme un ancien de chez Disney, qui réussit quelques jolis coups à la gloire de l’oncle Sam comme An American in Paris et Singin’ in the Rain.

En 2017, Madame Hidalgo ferme la salle pour travaux et trouve une nouvelle équipe encore moins « élitiste pour tous » que la précédente : Ruth Mackenzie, ex-miss Culture des JO de Londres, et Thomas Lauriot, gestionnai­re. Le 27 mars dernier, nous voici donc convoqués à l’hôtel de Ville pour la présentati­on du Châtelet futur. Acte V (2019 et au-delà) : « Les publics issus de milieux moins aisés et ceux issus de la diversité des communauté­s sont prioritair­es pour nous. Les citoyennes et les citoyens, de par leurs origines diverses, ont une culture mondiale. » Diversité au sens administra­tif : Neuf-trois et Big Bizness. Neuf-trois : en ouverture le 13 septembre prochain, sur le parvis de l’hôtel de Ville, clowns et acrobates se mêleront aux « Marionnett­es géantes du Mozambique » fabriquées… à Saint-ouen ; en octobre, Abd al Malik, « passeur de révolte », nous dit le programme, initiera Les Justes de Camus au slam et au rap de la Seine-saint-denis. Big Bizness : nouveau QG du « soft power » depuis Delanoë, le Châtelet se rêve Broadway. La direction 2019 ne se contente pas de reprendre An American in Paris fin novembre ; les spectacles de la saison prochaine, des ballets pour l’essentiel, adorent la langue de Bill Gates : A Quiet Evening of Dance, Last Whispers, Saul (oratorio de Haendel mis en scène par Barrie Kosky, une perle empruntée au Festival de Glyndebour­ne), This is how you will disappear…

Saison citoyenne (« nous souhaitons réduire le déficit démocratiq­ue »), solidaire, inclusive, participat­ive, féministe et volontaris­te (« changer la vie des Parisiens, changer Paris, changer peut-être même les formes d’art »). À l’entracte, champagne bio et sandwichs sans gluten emballés dans le renouvelab­le. On ne nous a pas encore dit, dans leurs jolies chasubles en coton équitable, combien seront payées les ouvreuses. Beaucoup, je présume. Sans borne sera la bienveilla­nce égalitaire et progressis­te du théâtremon­de. •

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