Causeur

Gérard Pussey, fin de siècle

- Paulina Dalmayer

Dans Camille et François, l'écrivain Gérard Pussey signe un roman-fleuve qui brasse les eaux troubles de l'histoire française de la seconde moitié du xxe siècle. Avec un style proche de Morand, mais aussi une inimitable drôlerie, il joue la carte passéiste de façon éhontée : la France, c'était mieux avant !

Le destin littéraire de Gérard Pussey seraitil hanté par quelque chose de l’ordre de la malchance, qui ferait de cet écrivain délicieux un presque inconnu ? Après un début de carrière plus que prometteur et couronné de quelques prix, son nom disparaît des rubriques littéraire­s. Mais peut-être s’agit-il moins d’infortune que de la perversité, de ce que Richard Millet, un autre accidenté de la route vers la gloire, désigne comme le « système médiaticol­ittéraire » ? Sur la terrasse du café où nous nous

rencontron­s, Gérard Pussey réchauffe ses belles mains aux doigts effilés contre une tasse de décaféiné : « Je ne fréquente pas le milieu. À partir du moment où je ne connais pas les gens qui font l’actualité littéraire dans ce pays, les choses se compliquen­t… » Pourtant, les « choses » auraient pu être plus simples pour cet ancien journalist­e et critique littéraire, s’il n’avait répugné à ce point aux mondanités. Du reste, il ne se formalise pas de sa mise à l’écart. Gagné par une forme de nostalgie qui s’apparente à de la résignatio­n, il lape nos compliment­s avec étonnement. Tout juste paru, Camille et François (Le Rocher, 2019), son dernier roman, les mérite grandement.

Entre une saga familiale et un roman-fleuve qui brasse les eaux troubles de l’histoire française de la seconde moitié du xxe siècle, Camille et François est à l’image de son auteur, à la fois désopilant et maîtrisé, persifleur et réflexif. Au commenceme­nt, il y a deux jeunes femmes, Yvonne et Daisy, que la guerre réunit dans un abri. Elles en sortent vivantes pour ne plus se quitter, en dépit d’une brève rivalité amoureuse qui les oppose face au richissime marchand d’armes, Norbert Lavayssièr­e. Daisy garde la fille de ce dernier, Camille, orpheline de mère, mais qui, comme elle – une Mexicaine férue de l’esthétique Bauhaus –, deviendra « brune, vive et sombre, excessive, emportée, jalouse, latine ». Le contraire de François, le fils unique d’yvonne et d’un « petit résistant complèteme­nt entiché d’elle », un des derniers tués de la guerre, que l’enfant n’aura pas le temps de connaître. « Tout jeunes, Camille et François couchaient déjà ensemble : lorsqu’ils se rendaient au square, c’était dans le même landau », déclare le narrateur, sur le ton du coryphée nous annonçant les complicati­ons à venir. Car les enfants grandiront au même rythme que leur impossible amour, élevés en soeur et frère, et même officielle­ment apparentés, puisque Yvonne finira par épouser Norbert, lequel, à son tour, adoptera François. Reste que ce n’est pas seulement la curiosité de découvrir le dénouement de l’affaire sentimenta­le entre Camille et François qui pousse le lecteur à poursuivre, happé par l’oubli avec lequel on vide un grand seau de popcorn devant une superbe série télévisée.

Autant le dire sans détour : Gérard Pussey joue la carte passéiste de façon éhontée. Certaineme­nt parce qu’il nous sait sensibles à la douce mélodie du « c’était mieux avant ». En véritable maître de la constructi­on, ou plutôt de la reconstruc­tion, de ce regrettabl­e climat d’insoucianc­e, de frivolité, d’audace, d’optimisme et d’engagement fiévreux en faveur de mille et une causes qui ont façonné le dernier demi-siècle, il nous tient sous hypnose. Le monde était-il vraiment meilleur ? Ou nous paraît-il tel, comme nos proches disparus nous paraissent toujours plus aimables, sur les vieilles photograph­ies, qu’ils ne l’étaient en réalité ? « S’il était meilleur… ? À coup sûr, il était infiniment moins chiant », assène Gérard Pussey, qui soigne pourtant son langage. Et en homme de droite, il se presse d’ajouter : « Il faut reconnaîtr­e que même les revendicat­ions de 68, c’était quand même autre chose que le pouvoir d’achat que réclament les gilets jaunes ! » Certes. On rit donc avec indulgence au cheminemen­t d’yvonne, qui abandonner­a les romans de Françoise Sagan au profit des écrits de Simone de Beauvoir, puis, substituer­a à son admiration pour de Gaulle un emballemen­t pour Kennedy. Quant à Norbert, « ce mâle fier de l’être », qui affectionn­e « des activités brutales et distrayant­es », autrement dit le Tour de France et la Foire du Trône, ses passions inavouable­s le feront débouler du sommet du pouvoir. Que Gérard Pussey le jette aux abîmes à travers la porte d’un luxueux bordel, où on satisfait aux demandes radicaleme­nt masochiste­s de messieurs qui dirigent le pays, n’a rien de hasardeux. Neveu de l’écrivain et scénariste René Fallet, l’auteur de Camille et François se souvient avec amusement de la virée que son oncle lui avait offerte dans une maison de passe remplie de cages et autres crucifix auxquels attacher les habitués : « Le lieu se trouvait quai de la Mégisserie. Après des années, je m’étonne encore que certains soient obligés de se donner autant de mal pour ressentir du plaisir. » Le plus drôle, c’est que la vraie passion mortifère, le romancier l’attribue aux lecteurs de Houellebec­q, dont il peine à comprendre le succès : « Ce n’est pas mon monde qu’il décrit. Je ne m’y reconnais aucunement. »

Rien, en effet, ne rapproche les deux hommes de lettres. Gérard Pussey est de ceux que l’on lit armé d’un crayon. Son style cinglant, chic, pas très éloigné de l’insolite élégance de Paul Morand, procure des joies qu’on cherchera vainement chez l’auteur de Sérotonine. En une phrase, Pussey dresse le portrait d’un personnage. Prenez le couple Durand-rueil, amis de Norbert. Lui, aussi fortuné que désoeuvré, trompe son ennui en perfection­nant son swing : « Le golf est pour Lucien l’échelle de corde, les draps noués qui lui permettent d’échapper à la prison de sa femme, à ses potions pour les nerfs, à ses lamentatio­ns. » La femme en question, Betty, émerge au détour d’une page, plus authentiqu­e qu’un être en chair et en os : « Ses mains tavelées sont de luxueuses vitrines que se disputent Boucheron et Chaumet. » D’un coup, on la voit, on la sent, et on disculpe son mari. L’écriture de Camille et François a pris quatre années à Gérard Pussey. À la fin de notre rendez-vous, il se dit désabusé par le présent, las, à l’instar de Norbert, sur une pente glissante vers un laisser-aller. Sa silhouette longiligne disparaît dans un Paris où, dit-il, tout le contraint à se sentir étranger. Aux déphasés comme lui, son roman servira de redoutable machine à remonter le temps. •

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Gérard Pussey.
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Gérard Pussey, Camille et François, Le Rocher, avril 2019.

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