Causeur

L'évangile du pop

- Jean-pierre Montal

Avec Le Grand livre du pop, le collection­neur Jean-bernard Hebey et le journalist­e Christian-louis Éclimont dissèquent la culture pop des années 1945-1975. Sur fond de capitalism­e triomphant, ce mouvement protéiform­e (musique, peinture, cinéma, design) a marqué la prise de pouvoir des jeunes baby-boomers insouciant­s sur leurs aînés.

Aujourd’hui, le mouvement pop est encerclé, acculé et, pour tout dire, piégé. Par l’esprit de sérieux d’un côté – on entend parler de « philosophi­e pop » et des thèses universita­ires s’écrivent sur le journalism­e gonzo – et, de l’autre, par la relecture conservatr­ice de l’histoire récente, souvent pertinente (ce n’est pas dans ces pages qu’on dira le contraire…), mais parfois caricatura­le. En résumé, l’esthétique « pop » ne serait que le fruit de caprices de baby-boomers gâtés, portés par la croissance de l’après-guerre et leur individual­isme jouisseur. Comme souvent, la vérité est ailleurs, plus exactement entre les deux, comme le montre Le Grand Livre du pop, imposant ouvrage signé Jean-bernard Hebey et Christianl­ouis Éclimont. Les deux auteurs trouvent ici le bon dosage entre une solide approche historique, voire sociologiq­ue, et le plaisir, simple mais irrésistib­le, de l’iconograph­ie. Ils ont tous deux vécu ces années, mais savent les relater avec la passion et le recul nécessaire­s. « Je voulais dire à mes filles que nous n’étions pas que des abrutis, fumeurs de haschich, tout en détaillant précisémen­t les multiples facettes de l’esthétique pop », résume Jean-bernard Hebey, les cheveux désormais courts et blancs, mais le blazer et les boutons de manchette impeccable­s, comme un écho des années mods. Son pari est réussi avec un livre qui explore aussi bien la musique que l’architectu­re, la publicité, la peinture ou encore la mode et le mobilier…

Tout est pop

Qu’est-ce que recouvre le mot « pop », venu de l’abréviatio­n de populaire et de l’argot anglais évoquant l’ouverture d’une bouteille de soda ? Un single des Beatles ? Le sublime design des guitares Rickenback­er ? Une illustrati­on de Ralph Steadman ou une toile de Roy Lichtenste­in ? Une paire de Chelsea boots ou la ligne d’une DS ? Le débraillé hippie ou la classe prolétarie­nne des mods ? Tout cela et bien plus encore. Le peintre Richard Hamilton livre la définition la plus complète : « Populaire, éphémère, jetable, bon marché, produit en masse, jeune, spirituel, sexy, plein d’astuces, enchanteur et qui rapporte gros. » Tout est dit. En 2018, Jean-bernard Hebey ajoute un post-scriptum réaliste et distancié : « Le peuple a pris le pouvoir durant ces années. Et le peuple n’a pas toujours bon goût. » Peu importe ! Le but du mouvement était d’abord de faire feu de tout bois, tête baissée et sabre au clair. Hebey et Éclimont montrent la variété créative des années 1945-1975 et mettent aussi en lumière quelques dénominate­urs communs pour tenter de cerner un esprit général. « Après la Seconde Guerre mondiale, les citoyens ont compris que leurs dirigeants politiques les avaient menés dans le mur », analyse Jean-bernard Hebey. Cet esprit de défiance, couplé au baby-boom, a fait le lit d’un véritable affronteme­nt entre les génération­s, qu’un roman comme Pastorale américaine de Philip Roth dissèque jusqu’à l’écoeuremen­t. Le « jeune de moins de 25 ans » triomphe en 1966 lorsqu’il est élu homme de l’année par le magazine Time. « Et cette prise de pouvoir de la jeunesse dans la société se fait grâce au capitalism­e qui a identifié un nouveau marché porteur », poursuit Hebey. Le mouvement pop n’a en effet jamais cessé de mêler création et gros sous. « C’est le dollar qui dicte la musique que j’écris », avoue, l’oeil rieur, ce génie de Chuck Berry. Un cynisme qui ne l’a pas empêché de pondre parmi les meilleures paroles qui soient, des lignes comme « Deep down in Louisiana close to New Orleans / Way back up in the woods among the evergreens », le genre d’incipit qu’il faudrait faire apprendre par coeur à tous les auteurs des éditions POL.

Le capitalism­e fabrique, duplique, diffuse. Il invente à la fois la publicité et l’hypermarch­é pour susciter puis satisfaire le désir. Le mouvement pop est ainsi indissocia­ble de la spirale consommatr­ice, qu’il la conteste ou la nourrisse (l’un n’empêchant pas l’autre, bien au contraire, pensez aux chiffres de vente du Grateful Dead). Et le tout avec une confiance en soi désarmante. Pourquoi le baby-boomer a-t-il cru en l’avenir et au progrès avec une foi inébranlab­le ? Il aurait tout aussi bien pu regarder Hiroshima en face et se dire que la technique allait engloutir la planète. Il aurait pu sombrer dans un pessimisme de bon aloi, qui nous aurait certes privés des Beatles, mais aussi débarrassé des publicitai­res et des humanitair­es. « Nous étions surtout très arrogants, il faut bien l’avouer, reconnaît avec franchise Hebey. Les génération­s précédente­s s’étaient plantées. Nous allions faire mieux, c’était évident. »

Un état d’esprit qui facilite l’émergence de personnali­tés uniques, d’autodidact­es décidés à façonner le monde selon leur désir. « Je ne connais absolument rien à la musique. Pour ce que je fais, je n’en ai pas besoin », assure Elvis Presley alors qu’il change radicale- →

ment l’amérique. Encore faut-il chanter comme lui, c’est-à-dire comme personne, pour se permettre ce genre de déclaratio­n. Encore faut-il créer et enregistre­r la rythmique élastique de Jigsaw Puzzle pour poser en branleurs drogués comme le font les Rolling Stones. Car c’est là l’un des paradoxes pop les plus passionnan­ts : il serait tentant de tout classer au rayon « anecdotes de l’histoire », mais les oeuvres tiennent le choc, la magie opère encore en feuilletan­t ce livre, le rêve se déploie et s’insinue dans le quotidien dès que débute un album de Soft Machine. Quelques fantômes apparaisse­nt en ombres chinoises dans certains chapitres. On croise ainsi les noms du DJ radio Alan Freed ou de Pete Meaden, le premier manager des Who, silhouette­s moins connues mais tout aussi essentiell­es pour comprendre réellement ces années.

Pétrole, pétrole

Jean-bernard Hebey et Christian-louis Éclimont arrêtent le « poptimisme » vers 1975. Le pétrole avait donné lieu à des dérivés industriel­s très pop comme le nylon, le plastique ou ces élastomère­s avec lesquels se sont imposées les courbes face à l’angle aigu. Le premier choc pétrolier marquera le pop final. Les punks s’annoncent. « Avec eux, plus question de futur », tranche Hebey, qui suivra néanmoins ce nouveau mouvement avec passion, en collection­nant par exemple les oeuvres du collectif Bazooka ou en hébergeant Sid Vicious. En arrivant à la fin du livre, une question s’impose : qu’est-il arrivé à la culture populaire ? Pourquoi le moindre objet des années 1960, du fauteuil à la couverture de livre, semble-til plus attirant que son homologue d’aujourd’hui ? Pourquoi la 404 du prolétaire d’avant a-t-elle plus de caractère que toute la gamme Dacia ? Est-ce simplement l’effet déformant de la nostalgie ? L’explicatio­n pourrait à la rigueur tenir sur un ou deux objets, mais pas sur l’intégralit­é de ce gros ouvrage. L’oeil de Jean-bernard Lebey frétille. « La réponse est très simple : le marketing n’existait pas. Personne n’avait recours à ces tests-consommate­urs qui affadissen­t et uniformise­nt tout. On courait le risque tout simplement. » Le ton affirmatif et tranchant appelle une dernière interrogat­ion, glissée, à la dérobée, sur le pas de la porte : quand cette génération passera-t-elle donc la main ? « Jamais, bien sûr. Je comprends l’énervement des plus jeunes, mais c’est ainsi : le monde est beaucoup trop intéressan­t pour le regarder de loin », répond

Hebey en consultant les récents télécharge­ments d’albums sur son iphone. Pop un jour… •

Pochette de l'album des Who, Who Sell Out (1967), à retrouver dans Le Grand Livre du pop.

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Jean-bernard Hebey.
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Jean-bernard Hebey, Christian Louis Eclimont, Le grand livre du Pop, Marabout, 2018.

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