Causeur

Facebook, la société de contrôle

Jadis libertarie­n, le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg réclame désormais un meilleur contrôle d'internet par les États. Si le PDG du réseau social aux 2 milliards d'utilisateu­rs se pose en défenseur de la démocratie contre les « contenus haineux », s

- Stéphane Germain

Mark Zuckerberg, jadis chantre du libertaris­me d’internet, a surpris tout le monde en réclamant le 30 mars1 une interventi­on plus forte des États dans la régulation du web. Il a récidivé le 10 mai, en allant à l’élysée baiser la babouche du président Macron qui souhaite que la France invente pour l’europe un nouveau modèle de régulation d’internet. Sur sa lancée, Zuckerberg approuvait l’« appel de Christchur­ch » contre les contenus terroriste­s ou extrémiste­s, lancé à Paris le 15 mai à l’initiative concertée de plusieurs dirigeants et copiloté par la Première ministre néozélanda­ise et Emmanuel Macron en personne.

L’adulescent le plus puissant de la planète en appelle donc désormais aux gouverneme­nts pour mieux protéger les données et la vie privée des milliards d’utilisateu­rs de la toile. Plus globalemen­t, il se pose en défenseur de la démocratie en invitant les autorités à l’aider à protéger les citoyens des « contenus haineux » et à préserver les élections des manipulati­ons occultes dont les algorithme­s de Facebook ont joué dernièreme­nt les idiots utiles. De Trump ou Zuckerberg, l’idiot n’était peutêtre pas celui qu’on croyait…

Pour beaucoup, le premier réflexe a sans doute été de se réjouir de ce revirement. En effet, cet aggiorname­nto peut sembler historique de la part de quelqu’un qui déclarait obsolète le concept de vie privée en 2010, ou qui trouvait bien des vertus au RGPD européen... tout en refusant d’étendre ce concept à ses utilisateu­rs américains. Il ne faut toutefois guère se faire d’illusions quant à la sincérité de l’austère porteur de T-shirts. Après le scandale « Cambridge Analytica » et l’attentat de Christchur­ch diffusé en direct sur Facebook Live, Zuckerberg se devait de montrer qu’il a compris certains errements de son réseau social. Ce virage sur l’aile a néanmoins tout du plan de communicat­ion destiné à rassurer ses 2 milliards (!) d’utilisateu­rs, mais également les gouvernant­s qui commencent à réaliser l’ampleur des pouvoirs délirants concédés aux Gafam.

La bonne volonté affichée par le patron du média le plus puissant de la planète ne va cependant pas jusqu’à la revente des « sous-réseaux sociaux » qu’il a acquis – Whatsapp (1,5 milliard d’utilisateu­rs) ou Instagram (1 milliard). Du reste, on attendra encore longtemps un engagement de l’un des quelconque­s patrons des Gafam visant à cesser de racheter toute start-up prometteus­e susceptibl­e de lui faire concurrenc­e. En ce qui concerne la censure des contenus haineux, personne ne s’opposera à l’impossibil­ité de diffuser en direct une boucherie comme celle de Christchur­ch – les réactions au carnage identitair­e néozélanda­is montrent que nous aurions pu réagir plus tôt à quinze ans d’islamisme Youtube. On aimerait aussi que les oeuvres de Delacroix ou de Courbet ne soient plus bloquées par Facebook pour cause de pudibonder­ie américaine. Multiculti et coincé, Zuckerberg propose d’intégrer de nouveaux critères de censure (comme ceux prévus par la loi « anti-fake news » de Macron), sans remettre en cause le « bon sens californie­n » à base d’immigratio­n heureuse, de communauta­risme festif et de traque du moindre téton. Du côté des Bisounours d’en marche, on doit « liker » dur.

Quant aux États, ils auraient tort de prendre pour argent comptant les déclaratio­ns d’un gamin devenu plus puissant que la plupart d’entre eux – concédons que ceux qui disposent de l’arme nucléaire peuvent encore lui tenir tête. Après avoir appelé à une plus grande régulation de la toile par les gouverneme­nts légitimes – sans rigoler – Zuckerberg a confirmé son intention de créer une

cryptomonn­aie sur le modèle du bitcoin. Offrir à deux milliards d’homo economicus la possibilit­é de commercer à l’aide d’une devise échappant au contrôle de tout État s’apparente à une déclaratio­n de guerre contre l’un des derniers privilèges régaliens de nos vieilles Nations. Si l’on considère que lui et ses homologues des Gafam se rient depuis des années de la fiscalité en jouant à une espèce de saute-mouton, où la dernière étape est toujours un paradis fiscal, on incitera nos dirigeants à la plus grande méfiance. Le changement de pied de Zuckerberg devrait plutôt les amener à prendre conscience de l’aporie créée par ces hydres transnatio­nales. Devenues des Stasi 2.0 privées, mais « cool », on ne peut ni les arrêter ni les laisser se développer.

Le plus surprenant, finalement, c’est que nous, citoyens, laissions faire et même encouragio­ns. À quel scandale aurions-nous assisté si, dans les années 1990, France Télécom avait annoncé que l’opérateur enregistra­it toutes nos conversati­ons téléphoniq­ues ? Aurions-nous accepté que la poste, jadis, lise et photocopie tous nos courriers ? C’est pourtant ce que font les Gafam depuis vingt ans dans l’indifféren­ce générale. Ces groupes exercent désormais à l’échelle de la planète des missions de service public qui leur ont été abandonnée­s avec une inconséque­nce dramatique.

Les États-unis ont su par le passé démanteler des sociétés dont le monopole leur semblait menaçant. AT&T régnait jusqu’en 1982 sur le téléphone de 300 millions d’américains, avant d’être scindée en plusieurs entités. L’ex-géant du téléphone fait pourtant figure de nabot inoffensif si on compare sa domination à celle exercée par Google ou Facebook. Les Gafam, qui enregistre­nt tous les faits et gestes de milliards d’individus, auraient logiquemen­t dû, eux aussi, tomber sous le coup du Sherman Antitrust Act. Si les Américains hésitent à recourir à cette arme, c’est à cause de leurs concurrent­s chinois, les BATX, bien utiles au gouverneme­nt dans la course à l’intelligen­ce artificiel­le (côté face) et dans la mise en place d’un État policier (côté pile).

L’europe n’a plus beaucoup de temps pour échapper au destin qu’elle semble avoir accepté avec résignatio­n : devenir une colonie numérique américaine, régie par les dogmes californie­ns en matière de moeurs et de société. Voilà un argument dont pro et anti-européens auraient dû s’emparer à l’occasion des élections du 26 mai dernier. Certes, seule la taille du continent peut faire le poids pour créer un Amazon ou un Facebook de ce côté-ci de l’atlantique – un bon argument pour les pros. Mais comment ne pas s’étonner que notre indépendan­ce numérique, essentiell­e, ait pu être autant négligée par une Union européenne décidément pusillanim­e dès qu’il s’agit de défendre ses intérêts vitaux ? En attendant, une chose devrait être claire : il ne faut pas faire confiance à Zuckerberg et consorts. •

1. Voir sa tribune publié dans Le Journal du dimanche, le 30 mars 2019.

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