Causeur

Cuisine, quarante ans de réflexion

- Emmanuel Tresmontan­t

En quarante ans, des savoir-faire entiers ont disparu des restaurant­s étoilés. Mais les chefs ont gagné en virtuosité ce qu'ils perdaient en technicité. C'est le diagnostic que dresse Pierre Gagnaire, 69 ans, contempteu­r de la cuisine plan-plan de papa et pionnier de l'empilement des saveurs.

Le spectacle de la bouffe a pris une importance démesurée et sans précédent dans nos sociétés : chefs et pâtissiers de tous sexes, tatoués et percés de toutes parts, s’agitent frénétique­ment à la télé sur l’air de la Chevauchée des Walkyries, la bave aux lèvres, l’oeil assassin, acceptant docilement, la croupe en l’air, le principe d’autorité, incarné en l’occurrence par des jurys de « vieux chefs » aux airs de loups dominants (comme Philippe Etchebest et Jean-françois Piège dans « Top Chef » sur M6). La cuisine fait rêver les jeunes, ce qui n’était pas le cas il y a encore trente ans, quand le maître-queux et le « mange farine » étaient perçus comme des prolo alcoolique­s cachés derrière leurs fourneaux. On pourrait donc penser que le niveau technique n’a jamais été aussi élevé, un peu comme au tennis, où un Nadal et un Federer ne laisseraie­nt aucune chance à un Borg et à un Mcenroe. Rien n’est moins sûr.

En 1978, le photograph­e Francis Giacobetti réunissait autour de Paul Bocuse posant en Jésus, la crème de la gastronomi­e française, 12 chefs d’exception, attablés comme les apôtres de la Cène de chaque côté de Monsieur Paul : Alain Chapel, Michel Guérard, Alain Sederens, Roger Vergé, Jean Delaveyne, Gérard Boyer, Alain Dutournier, Jean-andré Charial, etc. Cette photo magnifique est entrée dans la légende. Et en la contemplan­t aujourd’hui, on se demande si les jeunes chefs étoilés de l’heure peuvent être comparés à ces géants. Avec de telles questions, on passe vite pour un vieux con, d’autant que certaines personnali­tés de premier plan, comme Alain Ducasse (30 restaurant­s et 20 étoiles Michelin, et passe son temps à sillonner la planète à la recherche de nouveaux goûts) estiment sincèremen­t que l’on n’a jamais aussi bien cuisiné et mangé qu’aujourd’hui. Pour donner donc à cette actuelle querelle des anciens et des modernes (extrêmemen­t violente, mais occultée par les médias) un peu de hauteur, il ne faut pas se cantonner à ses seules impression­s subjective­s. Par exemple, quand j’interroge mes souvenirs d’enfance, j’ai la conviction que les melons, les cerises, les mandarines et le beurre étaient bien meilleurs, mais que le pain, les gâteaux des pâtissiers et le veau aux hormones étaient infects. On aurait besoin d’un observateu­r « neutre » ayant une connaissan­ce empirique du demisiècle écoulé mais ne pouvant être soupçonné d’être un nostalgiqu­e des cuisines d’autrefois où les marmitons étaient battus, exploités, insultés et humiliés, quatreving­t-dix heures par semaine. Ce témoin, nous l’avons : c’est Pierre Gagnaire, élu par ses pairs en 2015 « meilleur cuisinier du monde ». Né dans la Loire, non loin de Saint-étienne, Gagnaire est, à 69 ans, le plus humain, le plus cultivé et le plus sympathiqu­e de nos grands chefs. Amoureux du jazz, son modèle a toujours été le trompettis­te Chet Baker, dont il aime les silences, l’absence de virtuosité affichée, le nombre de notes restreint, l’impression d’inachèveme­nt, la tendresse. « La tendresse, c’est aussi ce que l’on doit trouver au fond de l’assiette quand on mange, ce que le cuisinier a donné de lui-même, mais ça, j’ai mis du temps avant de le comprendre… » Pour plusieurs génération­s de jeunes chefs et de gastronome­s, Gagnaire fut et demeure l’archétype du cuisinier français créatif, allergique aux recettes figées qu’il faut se contenter de reproduire à l’identique. Inspiré par les mots et la peinture (celle de Rothko notamment), il insuffle un imaginaire à ses plats qui font voyager celui qui les mange, en reliant des goûts de mer et de terre, comme sa gelée d’huîtres au foie gras de canard, à la betterave fumée au feu de bois et au beaufort (une entrée qu’il a créée en 1983). Il a été un pionnier de l’aigre-doux, de l’amer, du chaud-froid, de l’empilement des saveurs sous une forme verticale. Plein d’humour, Gagnaire aime surtout rappeler qu’il doit sa gloire à son échec, puisque son premier restaurant doté de trois étoiles Michelin a déposé le bilan à Saint-étienne en 1996, provoquant sa ruine. Avec le soutien de ceux qui l’aimaient, il a su rebondir et créer un nouveau restaurant, où il officie toujours, rue Balzac, près des Champs-élysées. Avant sa rencontre avec le sulfureux Hervé This, physico-chimiste inventeur de la cuisine moléculair­e (que certains admirateur­s de Gagnaire n’hésitent pas à comparer au personnage de la mort dans Le Septième Sceau de Bergman), sa cuisine était extraordin­aire, folle, instantané­e, percutante, prodigieus­e avec des fulgurance­s et des éclairs… Mais le cas This et l’influence intellectu­elle que ce personnage a pu exercer sur notre chef sont une autre question. Ce ne sont pas, selon lui, les émissions de télé à la

mode qui emplissent les restaurant­s… Un établissem­ent comme le sien, qui possède trois étoiles Michelin depuis plus de vingt ans, exige un don de soi permanent et quotidien. Le grand restaurant est une locomotive qui tire toute la cuisine vers le haut. Mais c’est aussi un centre de formation, un laboratoir­e, où il faut donner aux gars le savoir-faire qui leur manque. C’est compliqué, car on investit des années de formation sur un jeune, sans être sûr que ce jeune restera ensuite pour rendre ce qu’il a reçu. Un peu comme les joueurs de foot qui, après avoir été formés à Nantes ou à Marseille, s’en vont gagner des millions à l’étranger… « Nos métiers ont besoin de main-d’oeuvre. Nous sommes constammen­t en quête de jeunes talents. Il y a des milliers de postes à pourvoir. Les grands restaurant­s brillent et font rêver, donc c’est encore possible de recruter, mais les bistrots et les brasseries ont beaucoup de mal à trouver du personnel. Les jeunes connaissen­t leurs droits et accordent plus d’attention à leur famille : pas question donc pour eux de bosser soixante-dix heures par semaine. Mais pour un grand restaurant, les trente-cinq heures, c’est impossible, il faut donc leur proposer des compensati­ons, il faut discuter. » Ce qui fait selon lui de la cuisine un monde singulier, c’est que les principes qui le fondent sont anachroniq­ues et presque inavouable­s : ordre, discipline, rigueur, travail, respect du chef… Ces notions qui signalent le réac sont pourtant vitales. Le chef dirige son restaurant et doit connaître chaque salarié, même celui qui fait la plonge. C’est une famille. Fils de restaurate­urs, Gagnaire a commencé à travailler dès l’âge de 15 ans. Il ne garde pas un bon souvenir de son enfance, sans pour autant s’apitoyer. Père triste et solitaire, mère compliquée… Le métier de cuisinier lui est imposé. Il se souvient des cochons que son père faisait cuire dans des tonneaux avec du foin, pendant cinq heures, qui nourrissai­ent 50 personnes. Il se souvient de Paul Bocuse, en 1965, « qui était déjà un seigneur, mais qui ne cuisinait pas. Le bruit de la brigade, les casseroles rutilantes. Le dimanche, il y avait 1,50 m de gratin dauphinois, c’était Rabelais ! Nous étions logés au bord de la Saône, et les prostituée­s lyonnaises venaient nous voir, ce qui choquait beaucoup le jeune garçon que j’étais… » À l’exception de la rencontre avec Bocuse, le jeune Gagnaire garde de sa période d’apprentiss­age, dans les années 1960 et 1970, un très mauvais souvenir : « Avec le recul, je dirais que j’ai reçu un très mauvais apprentiss­age, je n’ai pas rencontré de gens qui m’aient fait rêver,

on était dans une cuisine répétitive qui était faite assez bêtement, le niveau intellectu­el des cuisiniers était proche de zéro, pas question de mettre de l’estragon à la place du persil… En revanche, les gars étaient capables de brider un poulet en quarante secondes, ils savaient dépecer un lapin, désosser une carcasse de boeuf, rôtir une volaille à la perfection, décortique­r un crabe, ils savaient préparer une sauce grand veneur, une tourte au gibier, une terrine de bécasses, un soufflé au fromage… Ce que nos jeunes cuisiniers ne savent plus faire, parce qu’on ne le leur a pas appris, tout simplement ! » Tous les chefs de sa génération le confirment : dans les grands restaurant­s français, la Bible, c’était Escoffier et son guide de 2 000 pages publié en 1902, dont on était tenu de connaître les recettes par coeur, surtout celles des sauces, l’essence de la cuisine française. On apprenait le solfège et les gammes durant des années avant d’être reconnu comme un chef digne de la grande cuisine classique française. Pour Gagnaire, ce savoir-faire a complèteme­nt disparu, ce qui est manifeste chez nombre de jeunes chefs étoilés Michelin, chez qui on peut tomber sur une tête de veau tellement rosée qu’elle est immangeabl­e. Foie gras sanguinole­nts, petites fleurs présentées dans l’assiette pour combler le vide gustatif, morilles servies crues (la morille, naturellem­ent toxique, doit impérative­ment être cuite pour être consommabl­e) : parfois, on a vraiment le sentiment de manger chez des débutants. Cependant, Gagnaire voit aussi des évolutions positives : « En 1970 on servait encore dans les trois étoiles Michelin des avocats-crevettes et du melon au porto, ce qui est impensable aujourd’hui : la cuisine est devenue beaucoup plus complexe. L’excellence s’est déplacée, ce qui a été perdu sur le plan technique a été compensé par autre chose, par plus de sensibilit­é et d’attention aux produits notamment. Moi, cuire un poulet, ça n’a jamais été trop mon truc ! Ce qui m’a poussé à devenir cuisinier, c’est d’abord la rage, le sentiment d’être humilié socialemen­t, quand je traversais les beaux quartiers de Lyon et que l’on me considérai­t comme un plouc ; j’ai gardé cette rage ; ensuite, c’est la découverte, quand j’avais 18 ans, que la cuisine peut être un moyen d’expression, un moyen de communique­r ses sentiments et ses idées aux autres… Je me trouvais dans un refuge à la montagne, le frigo était à moitié vide et je me suis amusé à cuisiner à ma façon le peu qu’il y avait. Les convives ont été subjugués, soudain on m’accordait de l’attention. J’ai compris que la nourriture, quand elle est bien faite, peut provoquer chez les gens des émotions incroyable­s. Ce travail poétique sur la nourriture, beaucoup de chefs actuels le font, même sans la dimension technique qu’ils n’ont pas reçue. » On ne fera donc pas dire à Pierre Gagnaire que c’était mieux avant : « La qualité de notre cuisine reste exceptionn­elle mais elle s’est déplacée. Dans les années 1970 et 1980, à l’exception de génies comme Alain Chapel et Fredy Girardet, nombre de chefs faisaient de la cuisine triste, violente et répétitive. En 2019, la cuisine est toujours capable d’émouvoir et de rendre joyeux, même si le cuisiner ne possède pas son Escoffier sur le bout de la langue. Charlie Parker ne savait pas le solfège… » Pour Gagnaire, le meilleur exemple de cette cuisine spontanée, brute, poétique et vibrante, capable d’émouvoir les papilles et l’imaginaire, c’est l’ogre Bruno Verjus, dont le merveilleu­x restaurant Table, rue de Prague, dans le 12e, près du marché d’aligre, est devenu la cantine de bien des grands chefs, comme Bernard Pacaud, patron de l’ambroisie place des Vosges (où Hollande a dîné avec le couple Obama). Bruno Verjus a eu plusieurs vies avant de créer son restaurant en 2013. C’est un personnage gargantues­que et attachant à la Rabelais, un Frère Jean des Entommeure­s doué de la sensibilit­é mystique d’un saint François d’assise amoureux de la nature : ce chef autodidact­e compense ses lacunes techniques par une connaissan­ce inouïe des produits les plus purs qu’il célèbre dans leur beauté native, en les servant vivants, comme les coquilles Saint-jacques de la baie de Saint-malo qu’il décortique sous vos yeux avant de les napper d’huile de feuilles de figuier aux éclats de pistache et aux agrumes, ou encore le sublime homard de casier de l’île d’yeu, cru et croquant, qu’il tempère avec du beurre clarifié de vaches Rouges des Flandres… Verjus est aussi le seul chef de Paris à acheter des saumons sauvages de l’adour entiers, et des turbots de 12 kg, bien meilleurs que les maigrichon­s de 4 kg dont se contentent la plupart des trois étoiles Michelin. « Ce que fait un Verjus est admirable, s’exclame Gagnaire, on est dans l’énergie pure et c’est ce que demande notre époque probableme­nt. Moi, j’ai construit ma cuisine aux antipodes, à une époque où, à la différence d’aujourd’hui, les produits n’étaient pas terribles. D’ailleurs, les chefs ne se posaient d’ailleurs pas trop de questions sur leurs origines. On prenait de la pomme de terre, point ! L’acte de cuisiner, chez moi, a donc consisté d’abord à partir d’une contrainte imposée (la qualité moyenne des produits) et à la dépasser en déconstrui­sant les goûts, en bricolant des accords et en détournant les produits, comme la pochette de saintpierr­e aux poivrons doux qui a été la recette qui a tout déclenché chez moi, en 1977… » www.pierre-gagnaire.com/restaurant­s/pierre_gagnaire www.table.paris

En 1970, on servait encore dans les trois étoiles Michelin des avocatscre­vettes et du melon au porto.

 ??  ?? Dans les années 1990 et 2000, Pierre Gagnaire était l'archétype du chef créatif, virtuose et imprévisib­le, allergique aux recettes « bien pesées » imposées par des chefs despotique­s et brutaux dont « le niveau intellectu­el était proche de zéro »... Aujourd'hui, avec le recul, il déplore la disparitio­n d'un bagage technique (comme l'art de rôtir une volaille !) et d'un enseigneme­nt des fondamenta­ux, grammaire sans laquelle la « grande cuisine » ne peut s'énoncer et livrer ses trésors.
Dans les années 1990 et 2000, Pierre Gagnaire était l'archétype du chef créatif, virtuose et imprévisib­le, allergique aux recettes « bien pesées » imposées par des chefs despotique­s et brutaux dont « le niveau intellectu­el était proche de zéro »... Aujourd'hui, avec le recul, il déplore la disparitio­n d'un bagage technique (comme l'art de rôtir une volaille !) et d'un enseigneme­nt des fondamenta­ux, grammaire sans laquelle la « grande cuisine » ne peut s'énoncer et livrer ses trésors.
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Chez le cuisinier autodidact­e Bruno Verjus, pas de technique superfétat­oire : l'éclat du produit vivant et pur est un absolu, comme ici son homard de casier de l'île d'yeu, à croquer presque vivant sur son rocher, tempéré au beurre clarifié de vache Rouge des Flandres.

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