Causeur

Marin Karmitz « Nous sommes passés de La Grande Vadrouille aux Tuche ! »

Immigré juif roumain, le grand producteur Marin Karmitz est un exemple d'intégratio­n réussie. Avant de créer le groupe MK2, ce passionné a fait Mai 68, milité chez les maos puis découvert l'étude hébraïque. Sans cesser de défendre une idée exigeante du ci

- Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Patrick Mandon

Causeur. Jeune homme, vous avez été maoïste. Aujourd'hui, vous semblez être en quête de votre identité juive, qui ne vous préoccupai­t pas dans votre jeunesse. Quel regard portez-vous sur ce parcours de Mao au Talmud, que d'autres ont fait ? Marin Karmitz.

Pour répondre à votre question, je dois retourner loin dans mon passé. Je suis un immigré, accueilli par la France de façon extraordin­aire en 1947. J’avais 8 ans, mes parents fuyaient les communiste­s après avoir survécu aux Allemands. Nous étions sur un bateau, qui faisait le tour de la Méditerran­ée : personne ne voulait accueillir les juifs. Partis de Constantza, port roumain de la mer Noire, nous avons fait escale à Istanbul au moment de Noël. Les non-juifs purent descendre ; les juifs ont eu droit à un arbre de Noël à bord ! Ensuite, nous sommes allés à Beyrouth, puis à Haïfa, l’une des destinatio­ns privilégié­es par les juifs. À cette époque, nombre d’entre eux tentaient de quitter la Roumanie ; ils en étaient empêchés par les Américains, les Anglais et les Russes, tous unis pour leur interdire de rejoindre Israël. Les Anglais occupaient le port. Quelques audacieux, à la nuit tombée, tentaient de gagner la terre, la nuit, au moyen de canots dont les rames étaient entourées de tissu afin d’étouffer leur bruit. Les Anglais tiraient sur ces canots : nous ne sommes donc pas descendus à Haïfa. Nous avons navigué jusqu’à Naples. La ville était pleine d’américains. Nous avons pu quitter le bateau, mais nous n’avions pas le droit de quitter le port. Que faire ? Retourner en Roumanie ? C’était exclu : mon père savait que les riches capitalist­es que nous étions seraient immédiatem­ent arrêtés. Retour sur le navire, cap sur Marseille ! De là, nous nous sommes rendus à Nice. Mes parents ont loué une maison au mont Boron, puis ils m’ont inscrit à l’école, en cours d’année. Je ne parlais pas un mot de français, j’ai appris à le lire et à l’écrire, et j’ai découvert la forêt de Boron : c’était magnifique !

Quel était le statut social de votre famille en Roumanie ?

À l’origine, du côté paternel, on trouve mon grandpère, marchand des quatre-saisons, puis vendeur de fromages, enfin propriétai­re de la plus grosse fromagerie de Bucarest. Il a eu quatre filles et quatre fils, dont mon père et Isidore, l’aîné, le plus entreprena­nt. Il a commencé comme contrôleur des wagons-lits sur la ligne Paris-bucarest du Trans-europ-express. On lui passait commande de médicament­s, qu’il récupérait à Paris et en Allemagne, et qu’il vendait en Roumanie : une sorte de contreband­ier en produits pharmaceut­iques. Considéran­t les risques, il a ouvert une pharmacie dans laquelle il a, au fur et à mesure, embauché ses frères. L’affaire a prospéré jusqu’à devenir la plus grosse industrie pharmaceut­ique et chimique des Balkans. Je suis donc né dans un milieu très privilégié, dans une famille qui figurait parmi les plus influentes de la communauté juive roumaine.

Un antisémiti­sme féroce sévissait en Roumanie, il n'est qu'à lire les mémoires de Mihail Sebastian pour s'en convaincre. Gil Mihaely, notre directeur de publicatio­n, issu d'une famille de juifs roumains, tient de son grand-père des récits épouvantab­les. Quel souvenir gardez-vous de ce climat de terreur ?

Il y avait un peu plus de 700 000 juifs en Roumanie, 350 000 ont été tués. Bucarest, où nous habitions, a été relativeme­nt préservée ; il y avait un quartier juif, mais pas de ghetto à proprement parler. Certes, les interdicti­ons faites aux juifs y étaient appliquées : les métiers qu’ils ne pouvaient exercer, l’école publique où ils ne pouvaient se rendre, etc. Le climat a changé dans la ville, en 1941, avec les chemises noires, les gardes de fer – les amis de MM. Emil Cioran et Mircea Eliade… Ils ont commencé évidemment par liquider les juifs.

Quel rapport cette famille de notables entretenai­t-elle avec la religion ?

Inexistant ! Je n’ai aucun souvenir de la pratique de rites juifs. Tous ses membres voulaient absolument s’intégrer ; en cela, ils étaient représenta­tifs de nombreux juifs. Mon grand-père maternel était médecin-colonel, ce qui était très rare, parce que la carrière militaire restait interdite aux juifs. Ma mère, élevée chez les soeurs de Sion, dont la mission était de convertir les juifs, a épousé mon père, le plus beau parti de Bucarest, mais son rêve était de devenir journalist­e en France. Son père a même changé de nom : né Goldenberg, il s’est donné un patronyme roumain, Muntianu, qu’on pourrait presque traduire par « Mont d’or » ! Muntianu a sauvé mon père : les gardes de fer sont venus le chercher chez nous, ainsi que mon oncle. Un camion contenant des fûts stationnai­t au pied de l’immeuble : ils voulaient les dissoudre dans le vitriol ! La rumeur prétendait que leur chef avait subi ce sort et désignait les frères Karmitz comme fournisseu­rs de l’acide à la préfecture de police. Prévenus, ils se sont réfugiés chez le grand-père maternel, qui ne portait donc pas un nom juif. Les enfants sont restés avec les femmes. En trois jours, à Bucarest, on a tué près de 1 000 personnes avec des méthodes expéditive­s.

Le sionisme ?

Limité aux dons destinés à planter des arbres en Israël ! Ma grand-mère Muntianu parlait le yiddish. En Roumanie, nous étions juifs par le seul regard des autres : la peur des juifs, l’ignorance. En France, nous n’avons jamais rencontré la moindre difficulté. Je me suis fait traiter une seule fois de « sale juif », en classe de septième, et par un juif ! Il s’ensuivit une grosse bagarre. Bref, j’étais très heureux à Nice, mais la nécessité matérielle nous en a fait partir : les affaires de mon père périclitai­ent. Nous avons déménagé à Paris. Je suis entré au lycée Carnot. →

Restons encore un peu sur le judaïsme : aujourd'hui, vous avez repris l'étude ?

Oui, mais cela remonte à mes années parisienne­s et au collégien que je fus. J’ai eu la chance de rencontrer dans mon lycée un professeur de philosophi­e communiste, Gilbert Mury, membre influent du Parti. Par lui, j’ai découvert le marxisme. Il m’a fait lire. Je n’étais pas un bon élève, mais grâce à Mury j’ai découvert la littératur­e. Et j’ai commencé à militer au temps de la guerre d’algérie. Je suis devenu assez vite secrétaire de ma cellule des Jeunesses communiste­s. Nous allions distribuer des tracts à Condorcet ou à Janson-de-sailly. Jusqu’au moment où mes activités extrêmemen­t…

Subversive­s ?

… subversive­s, en effet, m’ont amené à être convoqué par la cellule des profs, où on m’a expliqué – à la demande de Jeannette Vermeersch, la femme de Maurice Thorez – que je gênais l’unité d’action entre socialiste­s et communiste­s. Mitterrand était ministre, ne l’oublions pas1. L’expérience que j’ai eu alors des méthodes du Parti pour éliminer les gens a été redoutable. Il ne m’a pas exclu, il m’a coupé les vivres : plus de locaux, plus de moyens d’affichage. Il a excité mes camarades contre moi. Ma cellule est retombée sous la coupe des profs. Sur ce, l’armée rouge a envahi Budapest2. Enfin, j’ai été exclu. Je me suis retrouvé dans une solitude terrible. J’ai eu une chance extraordin­aire : un ami, Gérard Weil, dont les parents étaient morts dans les camps et qui avait été pris en charge par mes propres parents, préparait Normale ; il connaissai­t très bien Henri Atlan. Il m’a fait découvrir un groupe d’études juives non religieuse­s (voir encadré). J’ai étudié avec passion, jusqu’au départ d’atlan aux États-unis, puis en Israël. Alors, j’ai tout arrêté. Mais j’avais eu la révélation de l’étude, et aussi de l’idée, qui n’est pas partagée, qu’on peut étudier et ne pas suivre les rites, ni être dans la religion. Mais suivre les rites sans étudier, c’est impossible.

Beaucoup de juifs sont dans la religion sans l'étudier.

En effet, ils sont ce qu’on peut appeler des religieux.

Il y a un judaïsme populaire de gens simples.

Oui, les juifs de la croyance, quoi ! Mais le judaïsme, c’est le contraire : c’est l’étude qui remet en cause la croyance elle-même. J’ai eu la chance de suivre l’enseigneme­nt de cette école-là, nouvelle à l’époque.

Donc, vous n'êtes pas croyant, mais vous avez repris l'étude des textes. En quoi cela vous constitue-t-il aujourd'hui ?

J’ai repris l’étude grâce mon beau-fils, Nicolas Eliacheff, le fils de ma femme, Caroline3. Il a découvert, de façon assez mystérieus­e, son judaïsme, qui était dissimulé dans la famille ; d’abord chez Françoise Giroud, sa grand-mère, qui l’a caché à Caroline. Quelque chose s’est déclenché dans l’esprit de Nicolas, sans doute au cours d’une célébratio­n de Pessah, organisée à ma demande par Henri Atlan. Nicolas s’est entretenu avec Henri et il a abandonné son métier de comédien. Il s’est installé à Nice, où il a étudié à avec Rav Gronstein. J’ai aussi commencé à étudier avec lui. Nicolas est maintenant rabbin à Strasbourg.

Bien entendu, on vous connaît surtout comme producteur de cinéma, activité dans laquelle vous avez reçu les plus hautes récompense­s. Comment le jeune réfugié roumain a-t-il eu accès au monde du cinéma ?

J’ai fait de solides études d’opérateur à l’institut des hautes études cinématogr­aphiques, l’idhec, la Femis actuelle. Je suis sorti opérateur, après avoir échoué au concours de réalisatio­n. J’y ai vraiment appris mon métier. J’ai travaillé avec Yannick Bellon, avec Anne Dastrée, qui dirigeait Aurélia, d’après l’oeuvre de Gérard de Nerval, dont le rôle était tenu par Serge Reggiani. On tournait dans les locaux de l’hôpital Sainte-anne. Un jour, j’entends la voix de Reggiani : « Au secours ! » Il dévalait l’escalier, poursuivi par une très jolie nymphomane criant : « Je te veux ! Je te veux ! » J’ai fait partie de l’équipe du Dialogue des carmélites­4, dont le scénario avait été coécrit par Georges Bernanos et un dominicain très connu à l’époque, le révérend père Bruckberge­r5. Il avait entrepris la réalisatio­n du film avec l’aide efficace d’un homme de métier, le chef opérateur Philippe Agostini. Quant à moi, j’étais chargé de résoudre les nombreux problèmes de Bruckberge­r. Par exemple, il avait une maîtresse, au sujet de laquelle il m’a expliqué un jour qu’il l’avait choisie juive et américaine pour ne pas avoir d’ennuis avec son ordre. J’étais donc censé m’occuper de cette dame. J’étais aussi chargé du clap, mission très importante à ses yeux : il voulait que les

deux noms fussent écrits dans cet ordre : « Bruckberge­r – Agostini ». Comme il n’arrivait sur le plateau qu’à cinq heures, et souvent légèrement ivre, dès qu’il avait le dos tourné, les machiniste­s et les électricie­ns, tous acquis à Agostini, inscrivaie­nt : « Agostini – Bruckberge­r ». Jusqu’au jour où Bruckberge­r, présent plus tôt que prévu et sobre, a découvert sur les rush « Agostini – Bruckberge­r ». J’ai été mis à la porte par lettre recommandé­e du producteur. Lui non plus n’était pas banal. Juif roumain, son patronyme était Borku. En France, on lui a conseillé vivement de changer de nom : il a choisi Borkon, Jules Borkon. Comme il organisait les tournées des Folies Bergères, nous avons préparé Le Dialogue des Carmélites au milieu de filles nues, dans ses bureaux des Champs-élysées. Donc, j’avais été licencié. Et là, miracle !, les comédienne­s qui jouaient les carmélites – Alida Valli, Jeanne Moreau, Pascale Audret, Madeleine Renaud – se mettent en grève par solidarité. J’ai été réintégré. Après, j’ai eu beaucoup de chance, je suis devenu assistant d’agnès Varda, de Jean-luc Godard, j’ai désappris ce que j’avais appris à l’idhec. Et j’ai tellement apprécié ce « désapprent­issage » utile que je me suis efforcé de le transmettr­e : apprenez et désapprene­z.

Puisqu'il est question de Godard, évoquons votre film, Coup pour coup, et le sien, Tout va bien.

Tout va bien est un « remake » de Coup pour coup, mon film consacré à une grève d’ouvrières. Je suis favorable aux remakes. Ces deux films ont suscité un débat très violent chez certains intellectu­els français sur ce qu’on appelait alors la cause du peuple. Nous occupions deux positions très antagonist­es. Je me posais une question : j’ai un pouvoir, des connaissan­ces, qu’est-ce que j’en fais, quel est mon rôle ? J’essaie de donner la parole à des femmes, qui ne l’ont pas habituelle­ment. Mais je ne leur demande pas de s’emparer de la caméra, je veille à ce que leur parole soit correcteme­nt traduite. Jean-luc, sur le même sujet, met en scène Jane Fonda et Yves Montand, et s’adresse à des producteur­s américains, dans un circuit américain. Jean-luc Godard utilise la parole de ces femmes pour faire un film de JLG. L’artiste est remis en tête de gondole ! Tout cela est à l’origine de la polémique, dont personne n’a parlé. Dans mon camp, Sartre, Beauvoir et Foucault ; dans le sien, Glucksmann, Deleuze, Guattari. Il se trouve que Coup pour coup a connu un succès mondial, mais militant, dans des conditions « parallèles » : on allait porter la bonne parole dans les usines, dans le style maoïste. Tout va bien fut un échec commercial. La réaction de Jean-luc a été très violente à mon égard, et durable. Ensuite, il est parti à Grenoble, où il a fait des choses remarquabl­es : en utilisant la vidéo, il a inventé des figures de style cinématogr­aphiques.

Avec le groupe Dziga Vertov ?

Oui, à Grenoble. Ensuite, il est revenu à Paris, où plus personne ne voulait de lui. Il est venu me trouver, comme Louis Malle au moment d’au revoir les enfants. Personne n’en voulait. C’est ce que j’appelle les seconds premiers films. Donc, j’accueille Jean-luc, et je produis Sauve qui peut (la vie), que nous montrons au Festival de Cannes. Nous y recevons des tombereaux d’injures et de menaces. Je diffère la sortie du film jusqu’en septembre. Aux critiques, dont beaucoup s’étaient déchaînés contre Jean-luc, je déclare : « Il a tenu compte de vos remarques, je vais vous montrer la nouvelle version. » Au vrai, il n’avait rien modifié, mais nous avons bénéficié d’articles dithyrambi­ques et connu un beau succès.

Quoi qu'il en soit, les spectateur­s vous seront éternellem­ent reconnaiss­ants d'avoir permis à Krzysztof Kieslowski de nous donner La Double Vie de Véronique, et la trilogie Trois couleurs : Bleu, Blanc et Rouge. Avait-t-il conçu les trois films ensemble ?

C’est une trilogie d’origine. Si nous avons pu mener à terme cet ensemble – quatre années de travail, entre la préparatio­n et les tournages les uns après les autres – c’est grâce à Krzysztof Kieslowski, un homme selon mon coeur. Vous savez, dans mon métier de producteur, j’ai tout de même croisé des êtres magnifique­s, tels que Kieslowski et Kiarostami.

On peut dire qu'abbas Kiarostami vous a fait patienter.

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