Le journal de l'ouvreuse
Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c'est l'ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne !
Prochaine parution : le 10 juillet 2019
Victoire ! La représentation des Suppliantes, annulée fin mars par le syndicat étudiant UNEF et plusieurs ligues racialistes, a bien eu lieu, deux mois plus tard. Le 25 mars, l’appel au boycott d’un « spectacle raciste de propagande coloniale » s’était transformé en manif puis en barrage pour finir en agression de la troupe et des spectateurs. Le 21 mai, plus un antifa, plus un antira, plus un tract – mais quand même un service d’ordre en uniforme et l’obligation de présenter ses papiers, pour une pièce de théâtre ! Au premier rang du Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, le ministre de la Culture, la ministre de l’enseignement supérieur, le rectorat et le cabinet en parade. Dans la salle, Ariane Mnouchkine, des amis, des profs, quelques étudiants. Tout le monde joyeux et il y a de quoi. Tragédie grecque composée par Eschyle il y a deux millénaires et demi, Les Suppliantes n’ont rien de tragique. C’est l’histoire des Danaïdes poursuivies par les Égyptiades et accueillies par les Argiens. Une histoire de migration positive dont les héros sont des héroïnes. « Oh ! qu’il vaudrait mieux me pendre à un lacet et mourir, s’écrie le choeur des Danaïdes, qu’un homme abominé ne me touche. » Si vous avez séché le cours à l’école, si c’est trop loin ou si vous n’en avez jamais entendu parler, rappelons que les Danaïdes sont des filles et les Égyptiades des garçons. C’est pour protéger leur vertu qu’elles demandent asile au roi d’argos. Lequel ouvrira ports et portes aux migrantes : « Par un vote unanime la cité ce jour s’est prononcée : elle n’expulsera jamais la troupe des femmes. » Devoir d’accueil + hashtag Mitou = béatitude de la faculté. Mais alors, programme complet de la France insoumise en moins 460, qu’est-ce qu’elles ont bien pu faire, Les Suppliantes, pour énerver L’UNEF, la Ligue de défense noire africaine (LDNA), la Brigade antinégrophobie (BAN) et le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) ? Elles ont fui des Égyptiades masqués de noir. « Blackface ! », s’indignent L’UNEF, la LDNA, la BAN et le CRAN. « Caricature stéréotypée » dans le goût des comiques blancs d’autrefois qui se tartinaient de cirage pour ridiculiser Mamadou. Traducteur, metteur en scène et directeur du théâtre universitaire Démodocos, Philippe Brunet se défend : nulle négritude dans ce noir-là. C’est un masque traditionnel sans race ni farce. D’ailleurs rien, au long des deux heures que dure ce rituel ésotérique, ne se veut réaliste. Déclamé en grec et en français selon les règles du rythme et du mètre (quel boulot !), dansé au son du tambour et du tympanon en costumes antiques (oh là là, quel boulot !!), Eschyle 2019 n’est pas un spectacle. C’est une expérience. Mais tiens… où sont passés les masques noirs ? Disparus. Quand, au dernier acte, déboulent les poursuivants, ils sont tous masqués d’or, comme les poursuivies. Voilà ! Voilà pourquoi les gardiens de L’UNEF, de la LDNA, de la BAN et du CRAN ont rangé leurs bâtons. Ils festoient en coulisse. Ils ont gagné. Après s’être confondu en excuses pour « avoir heurté ou blessé » les amateurs de grosse décolonade racialiste, Philippe Brunet a changé de masque et donné raison aux agresseurs du 25 mars, ses propres agresseurs. Syndrome de Stockholm, défaite du théâtre, victoire de la censure. La suite bientôt, on peut le parier. •