Causeur

Liberté, j'oublie ton nom

À l'ère de la post-vérité, un récit commun unifié par la Raison n'est plus possible. Les réseaux sociaux devaient être les outils d'émancipati­on de l'individu connecté. Hélas, ce Far West virtuel est livré aux fabricants de bobards et aux minorités lynche

- Élisabeth Lévy

C'est un changement insidieux, qu’on ne voit pas opérer et qu’on peine à décrire. Il ne se manifeste pas par des événements susceptibl­es de nourrir des « unes » et des « éditions spéciales », mais par une foultitude de petits faits. Le plus inquiétant est que les Français ne le mentionnen­t jamais parmi leurs sujets d’inquiétude. Nos libertés les plus fondamenta­les sont menacées, à commencer par celle de penser et de publier nos pensées – l’une n’allant pas sans l’autre et les deux étant la condition de toutes les autres. Et soit nous ne le voyons pas, soit nous le voyons et nous nous en fichons, plus soucieux de vivre riches, ou en tout cas de parvenir à un niveau estimé « normal » de consommati­on, que de vivre libres. La perte de notre autonomie intellectu­elle nous importe moins que celle de notre pouvoir d’achat, devenu le critère de la vie bonne à tous les échelons de la société. En somme, nous n’écrivons plus le nom « Liberté » que sur nos cahiers d’écolier. Et il n’y aura bientôt plus de cahiers d’écolier.

On dira qu’un petit tour dans une dictature nous remettrait les idées en place. Que, dans un pays où des manifestan­ts ont pu bloquer des centres-villes 20 samedis d’affilée, le problème est plutôt qu’on peut dire et faire n’importe quoi. Bref, que ce n’est pas l’ordre, mais la pagaille qui nous menace. Sauf que la pagaille peut aussi être un prélude aux rappels à l’ordre. Certes, Emmanuel Macron ne va pas commencer à 40 ans une carrière de dictateur, mais pour Frédéric Rouvillois, lorsqu’il s’agit de restreindr­e la liberté de manifester, fût-ce au nom de ce bien commun qu’est l’ordre, la main du président ne tremble pas assez (voir pages 48-51).

Toutefois, c’est la liberté d’expression, prise en étau entre un nombre croissant de restrictio­ns législativ­es et le politiquem­ent correct, qui est aujourd’hui la plus en péril. Les attaques sont menées à plusieurs niveaux : par de multiples associatio­ns qui entendent faire respecter la susceptibi­lité de leur clientèle ou, comme le décrit Erwan Seznec (pages 44-47), défendre une noble cause allant de la lutte contre la violence routière à l’enfance heureuse ; par les élus ou les gouvernant­s qui leur cèdent ; par les innombrabl­es redresseur­s de torts qui se pensent autorisés à exiger que leurs contradict­eurs se taisent. La censure est à l’oeuvre sur les nombreuses scènes qui constituen­t l’espace public, des université­s, où d’éminents professeur­s doivent employer l’écriture inclusive, aux palais nationaux, où on rêve d’un conseil de l’ordre qui dirait ce qu’est le bon journalism­e. Or, face à ces incessante­s demandes de nouvelles restrictio­ns, beaucoup abandonnen­t le combat, préférant adoucir ou déguiser leur pensée que perdre leur boulot, leurs clients, leurs amis ou leur réputation. Seuls les bistrots semblent encore échapper à la surveillan­ce de la police de la pensée. À condition de ne pas y être espionné par un crétin à smartphone – ou par Edwy Plenel.

Pour autant, le terme « totalitari­sme soft » employé par notre cher Mathieu Bock-côté (dont Stéphane Germain recense l’ouvrage pages 66-67) n’est pas complèteme­nt satisfaisa­nt, car il suggère qu’il y a quelque part un effroyable Monsieur No qui se serait mis en tête d’asservir l’humanité. Or, à quelques exceptions près, comme celle des Indigènes, aujourd’hui, Monsieur No porte un jean et des baskets, mange sans gluten et rêve de faire le bonheur de ses semblables. Il ne cherche pas à les endoctrine­r, mais à leur apporter la vérité. Monsieur No, c’est à la fois Zuckerberg, Macron, votre voisin. Et moi.

Pour comprendre la nouveauté de notre situation, un bref retour en arrière s’impose. La loi de 1881 qui garantit la liberté de la presse prévoit aussi la sanction de ses abus tels que la diffamatio­n et l’injure. L’évolution des moeurs aidant, on pénalisera plus lourdement la haine des Arabes, des juifs ou des homosexuel­s. Fort bien. Avec la loi Gayssot, votée en 1990 dans l’excellente intention d’en finir avec le négationni­sme, on passe à un autre registre. Pour la première fois, le législateu­r (qui, dans notre République bien tenue, met en musique la volonté de l’exécutif) se mêle de combattre les bobards en définissan­t une vérité objective. Cette rupture avec notre tradition libérale s’avère peu efficace, car les vérités objectives finissent toujours par apparaître à certains, constitués en réseaux de connivence plus ou moins vastes, comme des vérités officielle­s qui profitent aux puissants ou à qui vous savez.

Il s’agissait, en interdisan­t la contestati­on d’un crime du passé, de protéger le groupe qui en avait été la première victime. Le privilège judiciaire accordé aux juifs a fait des envieux, chaque communauté religieuse, ethnique et désormais sexuelle estimant (non sans logique) qu’elle avait aussi le droit à une protection →

particuliè­re, d’abord contre les agressions, puis contre les critiques, enfin contre les opinions dissidente­s ou les blagues. Depuis, on assiste à une extension permanente du domaine de l’interdit, au point que certains demandent que l’on fasse taire les « climato-négationni­stes ». Et si, pour l’instant, les associatio­ns islamistes ou crypto-islamistes ont échoué à faire inscrire dans la loi un délit d’islamophob­ie, Richard Malka observe avec tristesse (voir ci-contre) qu’il n’est nullement besoin d’une loi, dès lors que plus personne n’oserait aujourd’hui blasphémer au sujet de l’islam. Qui voudrait mourir pour un dessin ?

Le règne des réseaux sociaux, présentés par les ravis de la crèche numérique comme une nouvelle frontière de la liberté, a radicaleme­nt accru la pression sur les nôtres. C’est qu’avec cette invention diabolique qui a fait de chacun un émetteur d’informatio­n, la production et la diffusion de bobards (désormais appelés « fake news ») ont acquis une dimension et une efficacité industriel­les. Comme le pointe en substance Gérald Bronner (pages 52-57), nous avons tous tendance à voir ce que nous croyons et à croire ce que nous voulons. Or, la technologi­e aidant, rien n’est aujourd’hui plus simple que de fabriquer et de faire circuler des preuves d’apparence très convaincan­tes permettant d’étayer des thèses farfelues ou dangereuse­s sur l’existence des extra-terrestres ou la nocivité des vaccins.

Ainsi sommes-nous entrés dans ce que les spécialist­es ont appelé l’ère de la post-vérité ou des vérités alternativ­es où, faute de récit unifié par la Raison, il n’existe plus de monde commun. Une diablerie en appelant une autre, nos gouvernant­s et les Gafam, à qui nous avons donné le droit de nous surveiller, s’emploient désormais à lutter contre les « fake news » et l’expression de la haine en ligne. À lire Jeremy Stubbs (pages 60-65) et Sébastien Dieguez (pages 68-70), les remèdes sont soit inopérants soit plus nocifs que le mal. En tout cas, la loi contre « la manipulati­on de l’informatio­n », adoptée par le Parlement en décembre dernier, n’a finalement servi qu’à interdire (provisoire­ment) une campagne gouverneme­ntale sur Twitter. En revanche, chaque jour, des comptes sont suspendus, des images et des contenus refusés par des algorithme­s dont on ne peut contester les décisions que par de pénibles procédures, généraleme­nt sans succès.

Quand bien même Emmanuel Macron caresserai­t les intentions liberticid­es que lui prêtent ses adversaire­s, face aux plates-formes, d’une part, et aux internaute­s déchaînés de l’autre, les politiques ne font pas le poids. Dans ce Far West devenu une puissance en lui-même, ce ne sont pas eux qui font la loi.

Emballés par la modernité d’un outil qui promettait à n’importe qui son quart d’heure de célébrité, les médias traditionn­els, puis une grande partie de la société ont décidé qu’il s’agissait d’un lieu d’expression légitime de la vox populi, alors même que l’expression n’y obéit à aucune règle, sinon celles que dicte la technique. Ainsi a-t-on permis aux réseaux sociaux, ou plutôt aux meutes qui y sévissent, de s’ériger en tribunaux populaires. Il suffit en effet d’un « bad buzz » pour être licencié et même, dans les cas les plus graves, pour être marqué à vie. Plus encore que les individus, les institutio­ns et les entreprise­s sont lâches. Elles préfèrent souvent commettre une injustice que risquer d’attirer sur elles la foudre numérique.

Les milieux antiracist­es ont longtemps été les spécialist­es incontesté­s de ces procès expéditifs. On peut pourtant survivre à leurs accusation­s (surtout quand elles sont infondées, c’est-à-dire très souvent). Certains médias refusent d’inviter Zemmour par peur d’un déluge d’insultes antiracist­es, mais la plupart ignorent ces interdits. Les flots de haine déversés sur Alain Finkielkra­ut ne lui ont pas fait perdre un seul lecteur. Cependant, incapable d’exercer une influence réelle au-delà de L’UNEF et de certains campus, le décolonial­o-indigénism­e qui a absorbé, dévoyé et racialisé la lutte contre le racisme conjugue maintenant la ratiocinat­ion numérique et la pression physique. Le 25 mars, c’est en montrant les muscles que certains de ses représenta­nts ont empêché, pour cause de prétendu « blackface », une représenta­tion des Suppliante­s à la Sorbonne. Quelques semaines plus tard, celle-ci avait lieu et chacun se félicitait de ce bel acte de résistance. Tu parles Charles ! En réalité, l’ouvreuse raconte (page 98) que les masques criminels ont purement et simplement disparu. La censure a gagné et nul n’a moufté. Reste qu’en cette matière, nul n’arrive à la cheville des néoféminis­tes. (Voir éditorial, page 3).

Nous croyons vivre dans un monde où on peut dire n’importe quoi et nous nous en plaignons souvent. Mais déjà nous censurons instinctiv­ement nos opinions les plus minoritair­es. Si la vie en société devrait commander une certaine civilité dans la forme, la pensée ne saurait être soumise à la tyrannie de la majorité ni à celle de minorités actives, quand bien même elles prétendrai­ent parler au nom des femmes, des musulmans ou des pêcheurs à la ligne. À accepter que la bienséance et la loi se mêlent chaque jour un peu plus de dire le licite et l’illicite en matière d’expression publique, nous finirons par nous réveiller dans un monde où il sera impossible de proférer quoi que ce soit de vaguement inconvenan­t, déroutant ou amusant. Nous pourrons alors nous dispenser de penser. •

Il suffit d'un «bad buzz» pour être licencié et même parfois pour être marqué à vie.

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