Causeur

YVES CHARPENEL « 15 000 INFRACTION­S, C'EST DÉLIRANT »

- Propos recueillis par Erwan Seznec Yves Charpenel, avocat général à la Cour de cassation de 2005 à novembre 2018.

Causeur. Vous avez vu proliférer les dispositif­s pénaux au cours de votre carrière dans la magistratu­re. Où en eston aujourd'hui ?

L’arsenal législatif prévoit environ 15 000 infraction­s différente­s. C’est complèteme­nt délirant, tout le monde en convient.

Ces lois sont-elles vraiment appliquées ?

Si c’était le cas, tout le monde aurait un casier ! En réalité, bien souvent, les décrets d’applicatio­n ne sont jamais pris. Il y a aussi ce que j’appelle l’abrogation par délaisseme­nt, c’est-à-dire que l’infraction tombe en désuétude. Cela peut aller très vite. En mars 2007, le législateu­r a créé le délit de « happy slapping », qui consiste à filmer une agression et à diffuser les images sur les réseaux sociaux. Le temps de promulguer la loi, la mode était passée. D’autres lois sont tout simplement inapplicab­les, par manque de moyens ou parce que les incriminat­ions baignent dans le flou complet, à l’image du délit de racolage passif. Il a été supprimé en 2016, après une décennie de poursuites quasi systématiq­uement annulées pour cause d’infraction insuffisam­ment caractéris­ée. Le Sénat a créé en 2018 un Bureau d’abrogation des lois anciennes et inutiles. L’acronyme est parlant, pour une fois (Balai). Le travail ne manque pas.

Avec quels textes fonctionne vraiment la machine pénale ?

Les enquêteurs et les magistrats privilégie­nt les qualificat­ions larges, robustes, ce qui explique que 120 infraction­s sur 15 000 totalisent plus de 90 % des poursuites. Prenez l’exemple des violences conjugales. Sous la pression des associatio­ns, de nouvelles peines sont entrées dans la loi, mais ce sont les incriminat­ions déjà prévues par le Code Napoléon qui sont le plus souvent retenues.

La loi Labbé, entrée en applicatio­n en janvier 2019, punit de six mois d'emprisonne­ment et de 150 000 euros d'amende la détention de phytosanit­aires de synthèse par un particulie­r. Un vieux bidon de glyphosate oublié dans le garage conduirait en prison ?

Ce sont des maxima. Il y a une individual­isation des peines, sinon les magistrats ne serviraien­t à rien. On entre dans la carrière en pensant que la loi pénale, c’est le glaive. La réalité est beaucoup plus nuancée. On ne peut pas tout pénaliser. Une loi interdisan­t de mendier avec un enfant de moins de six ans a été adoptée à l’unanimité en 2003. Le Conseil constituti­onnel a demandé une modificati­on : il fallait que la santé de l’enfant soit en danger pour que le délit soit caractéris­é. Tous les mendiants concernés se sont procurés très vite des certificat­s médicaux attestant que leurs enfants se portaient bien. Un coup pour rien.

Est-ce à dire que l'inflation normative est sans conséquenc­e concrète ?

Non. La proliférat­ion des lois pénales est néfaste. La société se judiciaris­e. On enregistre 5 millions de plaintes chaque année, 3 millions donneront lieu à une enquête dont 600 000 seront examinées par un tribunal. C’est beaucoup. La machine ne suit pas. 40 % des peines de prison ne sont jamais appliquées, faute de places. Les repères se brouillent. Si vous faites trop de lois, elles perdent de leur valeur.

En tant que président de la Fondation Scelles, qui lutte contre la prostituti­on, vous avez pourtant contribué à l'inflation législativ­e, en défendant la pénalisati­on des clients de prostituée­s.

Je le confesse ! Le droit doit aussi évoluer. Nous avions une obligation européenne de lutte contre la traite des êtres humains. Ceux qui se sont opposés à la pénalisati­on du client ne voient peut-être pas que l’époque a changé. Les réseaux de traite se sont structurés, ils recourent massivemen­t à des mineures. Il fallait agir. •

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