Causeur

Bolsonaro, un populiste contre l'armée

- Jean-yves Carfantan

Rien ne va plus entre le président brésilien Jair Bolsonaro et les tenants de l'ordre. Alors que les officiers de l'armée campent sur la défense de l'état de droit, les bolsonaris­tes fanatiques rêvent de détruire le système avec l'appui virtuel des foules galvanisée­s sur Twitter.

Six mois après l’intronisat­ion de Jair Bolsonaro, force est de le reconnaîtr­e : le nouveau président du Brésil n’assume pas ses nouvelles responsabi­lités de chef de l’état. Au lieu de jouer la carte du rassemblem­ent, de se concentrer sur les thèmes le plus consensuel­s de sa campagne – le rétablisse­ment de la loi et de l’ordre, et la relance de l’économie plongée dans une quasi-récession depuis cinq ans –, il reste le leader d’un mouvement conservate­ur, populiste et antisystèm­e à caractère révolution­naire. Or, cette posture le condamne à l’impuissanc­e.

Le régime politique brésilien est présidenti­el, mais la constituti­on est parlementa­ire. L’élection du chef de l’état au scrutin majoritair­e lui confère une forte légitimité et une large capacité d’initiative, mais il doit néanmoins composer et négocier avec un Congrès doté de nombreuses prérogativ­es et fractionné en une foule de partis. Les 513 députés de la chambre basse siègent pendant quatre ans (le temps du mandat présidenti­el) tandis que les 81 sénateurs sont élus pour huit ans : faire coïncider majorité présidenti­elle et parlementa­ire constitue donc un exercice politique laborieux et compliqué. Dans le cadre constituti­onnel brésilien, le premier défi pour le président élu consiste à construire une coalition de partis disposant d’au moins une majorité simple au Congrès. Toute réforme ambitieuse requiert d’amender la constituti­on, avec l’appui d’une majorité qualifiée représenta­nt trois cinquièmes des parlementa­ires des deux chambres. Entre l’exécutif et le Congrès, c’est donnant-donnant. La compositio­n d’une majorité législativ­e suffisamme­nt large et solide est assurée par la distributi­on aux élus parlementa­ires de portefeuil­les ministérie­ls, de postes de cabinet et de direction dans la haute administra­tion, les agences fédérales, les innombrabl­es banques et entreprise­s publiques. Un gouverneme­nt efficace est un gouverneme­nt d’ouverture. Il doit disposer d’un canal de communicat­ion permanent avec ses alliés au Congrès et impliquer ceux-ci dans l’élaboratio­n de tous les projets d’ordonnance­s et de lois. Il privilégie les partis et leaders de la coalition gouverneme­ntale lorsqu’il s’agit de débloquer des crédits budgétaire­s qui les intéressen­t directemen­t et concernent leurs clientèles électorale­s. Lors des élections d’octobre 2018, les formations

de droite qui ont soutenu le candidat Bolsonaro ont conquis 20,9 % des sièges dans les deux chambres. Pour gouverner, le président devait donc impérative­ment obtenir l’appui des partis du centre. Bolsonaro a pourtant refusé de s’engager dans l’ingrate opération de constructi­on d’une majorité parlementa­ire stable et large. Le président se veut le chantre d’une nouvelle gouvernanc­e et entend imposer sa politique en misant sur une relation directe avec le peuple. Il croit que le grondement des foules qui le soutiennen­t permettra de mettre le Congrès au pas, de le transforme­r en simple chambre d’enregistre­ment des projets du pouvoir. La posture ravit sa clientèle la plus fidèle, le noyau dur des « bolsonaris­tes » animé par la famille du chef de l’état et regroupant des conservate­urs d’extrême droite et des leaders d’églises néopentecô­tistes. Ces clans sont réunis par le projet populiste de renverseme­nt du « système », de destructio­n de l’establishm­ent et veulent promouvoir une révolution nationale et populaire afin d’écarter l’« oligarchie » et le « communisme ». Pour ce faire, dans le nouveau monde, il s’agit d’abord de susciter l’adhésion des internaute­s, d’occuper l’agora virtuelle, d’envahir les réseaux sociaux, d’influencer l’univers digital. Bref, l’instrument de la révolution nationale et populaire est la démocratie directe twittée. Seuls les magistrats-justiciers qui participen­t à cette purificati­on de la vie publique sont tolérés. La Cour suprême doit être affaiblie, neutralisé­e, réformée ou détruite. Le camp des bolsonaris­tes ne regroupe évidemment pas les 57 millions d’électeurs qui ont élu le nouveau président. En six mois, le chef de l’état a au moins réussi un exploit majeur : atteindre sur les réseaux sociaux une audience comparable à celle d’un Donald Trump. Reste que les rapports de force et les institutio­ns du monde réel comptent encore. Cet antiprésid­ent est en train de perdre l’appui et la confiance des nombreux généraux des trois armes qui occupent des postes clés au sein du gouverneme­nt, à commencer par la vice-présidence. Confrontés à la politique du chaos pratiquée par Bolsonaro, ces officiers supérieurs tentent d’assumer un rôle modérateur. Tâche quasi impossible, car leur associatio­n avec Bolsonaro – ancien officier subalterne – est le fruit d’un énorme malentendu. Les militaires voulaient en finir avec la déliquesce­nce morale de la fin de la gauche au pouvoir, ils voulaient le retour à l’ordre, la préservati­on des institutio­ns et de l’état de droit. À leurs yeux, le danger, ce sont des situations d’anarchie et de préguerre civile que les radicaux d’extrême droite considèren­t comme indispensa­bles à l’accompliss­ement de la révolution culturelle et conservatr­ice. Au sein du gouverneme­nt, entre les bolsonaris­tes et les personnali­tés issues des forces armées, le conflit est désormais ouvert, les premiers accusant ouvertemen­t les seconds de trahison. Les militaires voulaient contribuer au respect de l’état de droit, à la pérennité des institutio­ns. Les adeptes fanatiques de Bolsonaro rêvent de détruire le système avec l’appui virtuel des foules hargneuses galvanisée­s sur Twitter. Cibles régulières des attaques bolsonaris­tes, les parlementa­ires de tous bords ont évidemment pris de sérieuses distances avec ce gouverneme­nt du chaos. Les rares chantiers législatif­s engagés depuis janvier sont paralysés ou altérés par un Congrès qui renâcle d’autant plus qu’il est régulièrem­ent dénoncé par le président comme un refuge de bandits que seule la rapine intéresser­ait. Le maintien orchestré de la crise institutio­nnelle et politique empêche le Brésil de sortir de la récession économique. La popularité du président s’est effritée. La confiance des chefs d’entreprise s’est évanouie. Trois actifs sur dix sont au chômage et survivent grâce à des petits boulots ou ont des activités à temps partiel. À la périphérie des mégapoles où vit une bonne moitié de la population, tous les trafics prolifèren­t et le pouvoir du crime organisé n’a jamais été aussi grand. Les 27 États fédérés et le pouvoir central ne peuvent plus assurer les services publics de base (santé, éducation, sécurité), car les pensions généreuses des fonctionna­ires accaparent l’essentiel de leurs budgets. Face au péril imminent de l’effondreme­nt financier des administra­tions publiques, le Congrès finira sans doute par adopter une réforme a minima des retraites. Le sort de ce gouverneme­nt se jouera dans les prochains mois. Les militaires peuvent encore calmer le jeu et faire comprendre au président que ses adeptes fanatiques sont minoritair­es dans le pays et que le populisme, comme forme de gouverneme­nt est une impasse. Le président et son clan peuvent aussi résister à la pression des généraux. De l’agitation virtuelle sur les plates-formes numériques, ils passeront alors à la mobilisati­on de la rue. Les nombreux paroissien­s des églises évangéliqu­es seront invités à se joindre aux manifestat­ions convoquées par les phalanges les plus radicalisé­es. Le prétexte peut être le rejet par le Congrès et la Cour suprême de projets que l’exécutif considère comme essentiels, comme la libéralisa­tion du port d’armes, la réduction des crédits universita­ires ou la privatisat­ion d’entreprise­s publiques. Le président annoncera alors le recours à des référendum­s (la loi fondamenta­le le permet) pour obtenir par le vote populaire direct un renforceme­nt de son pouvoir et l’affaibliss­ement des pouvoirs législatif et judiciaire. Cet affronteme­nt ouvert entre un exécutif isolé et les autres institutio­ns républicai­nes ne durera guère. Bien avant qu’il ne devienne irréversib­le, les généraux négocieron­t avec le Congrès la destitutio­n du président. Ils ont cru que l’élection de Bolsonaro allait clore la crise politique inaugurée à la fin de l’ère Lula. Ils doivent désormais empêcher que le prolongeme­nt orchestré de cette crise débouche sur une rupture institutio­nnelle majeure. •

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Le président brésilien Jair Bolsonaro participe à la marche pour Jésus, le plus grand rassemblem­ent évangéliqu­e du Brésil, Saõ Paulo, 20 juin 2019.

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