Causeur

Singapour, les morts hantent les vivants

Sous ses airs de Monaco asiatique, la cité-état de Singapour cache un passé qui ne passe pas. À l'ombre des gratteciel flambant neufs, les victimes des atrocités commises par l'occupant japonais (1942-1945) crient justice.

- Ana Pouvreau

Dès son arrivée à Singapour, le voyageur européen comprend qu’il a changé de dimension. À l’intérieur du « meilleur aéroport au monde » (selon le classement Skytrax), la plus haute cascade artificiel­le existante, le « Rain Vortex », déverse 500 000 litres d’eau de pluie sur une hauteur de 40 mètres au milieu d’une jungle équatorial­e recréée avec 2 000 arbres et orchidées à foison. La dernière oeuvre monumental­e de l’architecte israélo-canadien Moshe Safdie, qui a coûté plus d’un milliard d’euros, est emblématiq­ue de l’approche futuriste de cette cité-état, devenue un pôle financier à l’échelle planétaire.

À Singapour, rien n’est laissé au hasard. L’édificatio­n des gratte-ciel du nouveau quartier d’affaires est soumise à de savants calculs en conformité avec les principes de l’art millénaire chinois du feng shui, qui vise à optimiser les flux d’énergie. L’état veille à la sérénité des lieux en appliquant une politique de tolérance zéro en matière d’incivilité­s, de corruption ou de trafic de stupéfiant­s. Ici, pas d’atmosphère chaotique ponctuée de bruits de klaxons. L’ordre et le calme règnent grâce à des milliers de caméras dissimulée­s dans l’espace public et bientôt renforcées par l’installati­on de dispositif­s de reconnaiss­ance faciale sur les 100 000 réverbères de la ville1. Sur fond de gigantisme et d’une débauche de luxe, les affaires sont florissant­es. C’est Monaco à la puissance mille ! Mais dans ce paradis capitalist­e de la finance globalisée où les fonds d’investisse­ment spéculatif­s règnent en maîtres, il reste un phénomène que personne ne parvient à maîtriser : celui de la proliférat­ion des apparition­s surnaturel­les ! Dans les parcs, sur les plages, dans les rues, les fantômes sont légion2, c’est en tout cas une évidence pour les habitants de la ville. Au grand désarroi du monde des affaires, les ectoplasme­s sont même particuliè­rement présents dans les somptueux palaces de la ville hérités de la colonisati­on britanniqu­e. Ceux-ci se montrent particuliè­rement facétieux et incommodan­ts un mois par an, lors du septième mois lunaire bouddhiste ou taoïste, dit « mois des fantômes affamés », lorsque les esprits tourmentés des damnés reviennent hanter les vivants du fond de leurs enfers. Pour les apaiser, les Singapouri­ens (dont 75 % sont Chinois) multiplien­t les offrandes et rivalisent de piété. Ils se gardent bien d’entreprend­re quoi que ce soit d’important en cette période périlleuse. Reste à savoir qui est responsabl­e de cette invasion d’outre-tombe. Tout d’abord, la poussée démographi­que et la spéculatio­n immobilièr­e ont aiguisé les appétits de terrains. On a donc systématiq­uement détruit des cimetières, exproprié les sépultures et reconstrui­t des immeubles sur ces lieux sensibles, sans se soucier du sacrilège commis3. En second lieu, l’ancien occupant japonais (1942-1945) continue à semer le chaos et à déchaîner des forces infernales par ses atrocités passées et par le refus de faire acte de repentance. Pour rappel, à la chute de Singapour, en 1942, quelque 50 000 soldats britanniqu­es et alliés furent faits prisonnier­s et soumis aux pires sévices par les troupes du général Tomoyuki Yamashita (pendu aux Philippine­s en 1946) qui, dans une offensive éclair avaient conquis la péninsule malaisienn­e. Nombre d’entre eux furent affectés à la constructi­on de « la voie ferrée de la mort » reliant la Thaïlande à la Birmanie, comme le relate l’écrivain Pierre Boulle dans Le Pont de la rivière Kwai.

À Singapour même, les Japonais, par le biais de leur « Gestapo », la Kenpeitai, et de collaborat­eurs locaux, se lancèrent dans une opération visant à éliminer tout ennemi potentiel au sein de la communauté chinoise. Il s’ensuivit le massacre dit de Sook Ching, à savoir l’éliminatio­n par des méthodes atroces d’hommes chinois âgés de 18 à 50 ans. Les Singapouri­ens ont avancé le nombre de 50 000 victimes, alors que les Japonais n’en reconnaiss­ent que 5 000 ! Au fil des décennies, la découverte de charniers grâce au travail d’historiens internatio­naux et aux témoignage­s de familles de victimes, a permis de lever le voile sur cette histoire tragique. En témoigne, par exemple, le terrain de golf de l’île singapouri­enne de Sentosa, lieu très prisé par les joueurs de golf nippons, construit sur un ancien ossuaire. Après avoir épluché des archives de guerre japonaises, le chercheur Lim Shaobin a révélé qu’une branche de l’infâme Unité 731, dédiée à la recherche sur la guerre biologique et chimique, avait été installée par les Japonais pendant la guerre à l’école de médecine de Singapour, car les puces de rat porteuses de la peste bubonique pouvaient y bénéficier de conditions climatique­s idoines. Parachutée­s par avion au-dessus de la Chine, les puces infectées décimèrent près de 10 000 personnes4. Refusant obstinémen­t la reddition de leurs forces d’asie du Sud-est en 1945, 300 officiers japonais se suicidèren­t collective­ment à l’intérieur du Raffles Hotel, le palace emblématiq­ue de la ville5. Dans le magnifique Goodwood Park Hotel, sur Scotts Road, d’autres de leurs collègues impliqués dans des massacres, tortures et expériment­ations sur les êtres humains furent jugés lors de procès similaires à ceux de Nuremberg en Europe, puis pendus dans la foulée. À ce jour, malgré sa culpabilit­é incontesta­ble, le Japon n’a consenti à rendre à Singapour que 50 millions de dollars singapouri­ens (32 millions d’euros), extorqués de force pendant l’occupation aux Chinois de la ville. Devant tant d’amnésie, et de pingrerie, les esprits errants des défunts ont encore de beaux jours devant eux. Welcome in Singapour.•

Infos sur Singapour : visitsinga­pore.com/en jewelchang­iairport.com

1. lesechos.fr/monde/asie-pacifique/ securite-singapour-va-tester-la-reconnaiss­ance-retinienne-136249 2. todayonlin­e.com/lifestyle/10-most-haunted-places-singapore 3. campus.sg/why-are-some-mrts-considered-haunted/ 4. straitstim­es.com/singapore/wwii-spore-used-as-base-to-spread-disease 5. « The Real Japanese Surrender », The Sunday Times (The Straits Times), 4 septembre 2005.

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Promenade devant l'hôtel Marina Bay Sands à Singapour, septembre 2016.

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