Causeur

SOS, terroirs en détresse

- Gabrielle Périer

Étable malodorant­e, grenouille­s trop bruyantes, coq intempesti­f : de plus en plus de néoruraux accablés par les nuisances des campagnes assignent leurs voisins en justice. Ces affaires sont le signe de la disparitio­n des modes de vie campagnard­s d'antan, y compris chez les adeptes du retour à la terre.

Dans le Cantal, un homme estime que l’étable de son éleveur de voisin exhale un fumet trop malodorant : procès. Sur l’île d’oléron, le poulailler d’une chanteuse locale réveille trop tôt les propriétai­res d’à côté : procès. Dans le village de Grignols, en Dordogne, les grenouille­s installées dans la mare des voisins poussent des coassement­s trop sonores : procès.

Nombre d’affaires de cet acabit ont éclaté ces dernières années, jusqu’à soulever parfois une vague de réprobatio­n contre les plaignants dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le même scénario semble se reproduire inlassable­ment : propriétai­res d’une résidence secondaire ou retraités délocalisé­s loin des soucis de la ville s’irritent des nuisances occasionné­es par l’activité de leurs voisins campagnard­s. « La ruralité est aujourd’hui de plus en plus attaquée par des personnes qui viennent de l’extérieur », dénonce Bruno Dionis du Séjour, maire du petit village de Gajac, en Gironde. Lors du « grand débat », cet ancien agriculteu­r retraité a publié une lettre ouverte appelant les députés à proclamer « patrimoine national » les bruits de la campagne. Au-delà du symbole, l’élu local entend protéger de poursuites judiciaire­s les ruraux s’acquittant de leurs tâches. Certes, le « retour à la terre » a de nouveau bonne presse. Qu’on se rassure : il ne s’agit pas d’une résurrecti­on inquiétant­e des vichystes et contre-révolution­naires. Le terme a été annexé par le boboland parisien, qui en a fait le nom d’enseignes bio et vegan compatible­s. Mais ces affaires de voisinage suscitent des interrogat­ions légitimes sur l’authentici­té de la démarche des néoruraux. « Ceux qui arrivent à la campagne disent : “Bon bah maintenant je suis à la campagne, je veux du silence.” Seulement, il faut qu’ils sachent qu’il y a des gens qui travaillen­t à la campagne, et leur métier, eh bien, c’est d’avoir peut-être une moissonneu­se-batteuse, un poulailler… », reprend Bruno Dionis du Séjour. Le droit rejouerait-il l’éternel combat entre rusticuli et urbani, que mettait déjà en scène le Revenant de Plaute ? Nos juges sont-ils systématiq­uement favorables aux impudents bourgeois délocalisé­s aux dépens de sympathiqu­es culs-terreux ? Pas sûr, si on regarde en détail les décisions rendues. Par exemple, dans l’affaire de l’éleveur du Cantal à l’étable malodorant­e, la Cour de cassation (2018) a estimé que le bâtiment, eu égard à son ancienneté et sa fonction, pouvait rester en place. En revanche, elle lui a enjoint de construire un autre bâtiment de stabulatio­n pour respecter les normes sanitaires en vigueur. De même, du côté des grenouille­s de Grignols, le juge a estimé qu’il était manifeste que les propriétai­res n’avaient pas respecté les règles en faisant creuser leur mare, ce qui a justifié l’injonction de la déplacer. Au fond, plus que les décisions elles-mêmes, la multiplica­tion des recours devant les tribunaux interpelle. D’autant que ceci participe d’un mouvement plus général : l’extension du contrôle des normes juridiques sur tous les aspects de la vie. Notre arsenal législatif et jurisprude­ntiel destiné à lutter contre les « troubles anormaux de voisinage » (suivant l’expression employée par la Cour de cassation depuis 1986) s’est étoffé au cours des années 1990. D’abord pensée pour des situations urbaines (bruits de travaux publics, de commerces, de voisins qui mettent la musique à fond…), cette notion s’est rapidement étendue à la ruralité. Au point de devenir le fondement juridique utilisé pour attaquer en justice les bruits

(et odeurs) d’animaux ou de machines agricoles. On comprend la colère de certains ruraux à l’heure où les normes sanitaires et le droit de l’environnem­ent multiplien­t les contrainte­s pesant sur leur activité.

Le problème, c’est que la patrimonia­lisation des bruits de la campagne que propose Bruno Dionis du Séjour consiste à ajouter du juridisme au juridisme. Une ligne de plus au sein d’un quelconque code, voire dans la Constituti­on, censée protéger la ruralité attaquée par les urbains. Si l’initiative aboutissai­t, elle ne ferait qu’aggraver un peu plus l’inflation législativ­e sans régler le conflit d’usage entre paysans et néoruraux.

Sur un plan plus anthropolo­gique, la volonté de protéger la campagne procède du sentiment de sa disparitio­n. Comme pour les monuments historique­s ou les tribus indiennes circonscri­tes dans des réserves, la disparitio­n des modes de vie d’antan, des « vrais paysans » attachés à leur sol et d’un rapport immémorial à la nature inquiète. C’est en jouant sur cette angoisse légitime

que certains parviennen­t à susciter l’adhésion en leur faveur. Dans le cas de l’affaire du coq de Saint-pierred’oléron, l’avocat des plaignants, Vincent Huberdeau, avance : « Il ne s’agit pas de citadins n’acceptant pas les contrainte­s de la campagne, mais de retraités qui ont toujours vécu paisibleme­nt dans leur lotissemen­t et qui, depuis deux ans, sont systématiq­uement réveillés tôt le matin par le coq des voisins que ces derniers, eux-mêmes retraités, ont installé... au fond de leur jardin pour ne pas être dérangés. En l’espèce, personne n’est agriculteu­r ! »

Qui sont aujourd’hui les « authentiqu­es campagnard­s » ? Comme tous les adolescent­s de France, les enfants d’agriculteu­rs et autres ruraux poursuiven­t des études et profitent des opportunit­és des « mobilités géographiq­ues » vantées par les technocrat­es mondialisé­s. Résultat, éleveurs et agriculteu­rs s’inscrivent eux aussi dans une démarche de « retour à la terre », reprenant sur le tard les exploitati­ons de leurs parents ou d’autres proches. Comme le loup et l’ours, l’homme des campagnes est une espèce en voie de réintroduc­tion. •

 ??  ?? Corinne Fesseau et son coq Maurice, à Saint-pierre-d'oléron (Charente-maritime), en procès avec un couple de retraités ayant porté plainte pour « nuisances sonores », 6 juin 2019.
Corinne Fesseau et son coq Maurice, à Saint-pierre-d'oléron (Charente-maritime), en procès avec un couple de retraités ayant porté plainte pour « nuisances sonores », 6 juin 2019.

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