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Romantisme, l'axe Paris-berlin

Le Petit Palais et le musée de la Vie romantique retracent l'histoire française du romantisme. Né en Allemagne dans le dernier tiers du xviiie siècle, ce courant artistique teinté de mystique a irrigué les deux rives du Rhin de Kleist à Nerval.

- Patrick Mandon

Deux exposition­s nous rappellent que le romantisme, pressenti tôt en Angleterre, né en Allemagne dans le dernier tiers du xviiie siècle, connut en France une vigueur nouvelle et un prestige durable. Il franchit rapidement toutes les frontières, alors que se propageait un sentiment redoutable et puissant, le nationalis­me. Certes, le romantisme allemand, antérieur, diffère, par des variations importante­s, de son homologue français, mais des liens secrets les unissent.

Trois étapes d'un voyage en romantisme

Le Petit Palais présente pour la première fois en France 140 dessins provenant de la collection des musées de Weimar (Allemagne), choisis par Goethe pour le grand-duc de Saxe-weimar-eisenach ainsi que pour sa collection personnell­e. Le spectacle de ces paysages « héroïques », de ces visions fulgurante­s, de ces tourments de l’âme saisis par Caspar Friedrich et Johann Füssli, Wilhelm von Schadow, Philipp Runge, Karl Friedrich Schinkel, Asmus Jacob Carstens, parmi d’autres, est grandiose : en effet, il s’agit bien de « l’âge d’or du dessin germanique de 1780 à 1850 ». Nous garantisso­ns un éblouissem­ent graphique.

Dans le même temps, le Petit Palais, cette fois associé au musée de la Vie romantique, avec le concours du musée Carnavalet-histoire de Paris, présente « Paris romantique 1815-1848 : les salons littéraire­s ». Au Petit Palais, le grand spectacle de la capitale, de ses rues, de ses cafés, de ses lieux de rencontre ou de divertisse­ment : les Grands Boulevards, Notre-dame, que « Totor » Hugo peuplera bientôt de créatures inoubliabl­es ; le Palais-royal où le commerce est florissant, et où les maris se montrent plus fidèles aux dames de petite vertu qu’à leurs épouses. Les Tuileries, leur magnifique jardin, où déambule tristement le beau Lucien, présenteme­nt Chardon et point encore de Rubempré. Depuis la terrasse des Feuillants, Lucien observe les jolies Parisienne­s et leurs prétendant­s, tous vêtus à la dernière mode. Il se navre, alors, de ses vêtements, de sa silhouette comme engoncée dans un sac de mauvaise étoffe : « J’ai l’air du fils d’un apothicair­e, d’un vrai courtaud de boutique ! se dit-il à lui-même avec rage en voyant passer les gracieux, les coquets, les élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-germain, qui tous avaient une manière à eux qui les rendait tous semblables par la finesse des contours, par la noblesse de la tenue, par l’air du visage. » (Honoré de Balzac, Illusions perdues) Voici encore un lotissemen­t de récent aménagemen­t, dans le ixe arrondisse­ment, qu’un certain Adolphe Dureau de la Malle, dans un article publié par le Journal des débats le 18 octobre 1823, baptisa « Nouvelleat­hènes » : « […] il a bientôt attiré les poètes, les artistes, les savants, les voyageurs, les guerriers, les hommes d’état, qui cherchent un asile pour leurs méditation­s ou un refuge contre les illusions trompeuses de l’ambition et de la gloire. » Maints artistes s’installère­nt au sein de cette jeune république des Arts et des Lettres où s’y retrouvère­nt chez Ary Scheffer, peintre majeur du temps, qui recevait Gioachino Rossini, Charles Gounod, La Malibran, fameuse cantatrice, George Sand et Frédéric Chopin… Ce qui fut l’atelier de Scheffer, avec ses dépendance­s et son logis, abrite aujourd’hui le charmant musée de la Vie romantique.

Et c’est entre ses murs que se déroule une autre étape de ce « voyage en romantisme ». On y voit les célébrités qui animaient des « disputes », unies dans la « fraternité des arts ». Elles mêlaient leurs voix et leurs idées, cherchaien­t l’écho de leurs sentiments. C’est ainsi que Charles Nodier, nommé conservate­ur en chef de la bibliothèq­ue de l’arsenal en 1824, reçoit la fine fleur de la génération ardente. Chez lui se fédèrent les énergies →

romantique­s, se confortent les talents. Quelques femmes, souvent fort belles et qui n’ignoraient pas que, chez les « personnes du sexe », comme on désignait encore la gent féminine, « le cerveau aussi est une zone érogène » (Ursula Andress dixit), gouvernent, elles aussi, des cénacles qui attirent la crème d’une société effervesce­nte. Parmi elles, une remarquabl­e personnali­té, écrivain et journalist­e de grand talent : Delphine Gay, devenue Delphine de Girardin (1804-1855) par son mariage avec Émile, homme de presse très entreprena­nt, qui fournit à son épouse l’occasion de montrer son don de plume en publiant ses articles dans son journal La Presse. En outre, fréquenten­t chez elle son fidèle ami Théophile Gautier, Alphonse de Lamartine, Franz Liszt, Alexandre Dumas, Honoré de Balzac, Alfred de Musset…

Paris, Berlin : les puissances de l'axe romantique

Au commenceme­nt il y a l’allemagne. Il s’y produit, dans le dernier tiers du xviiie siècle, un « tremblemen­t d’âme », dont les « répliques » se feront sentir dans l’europe entière. Néanmoins, l’angleterre avait manifesté, depuis longtemps, de remarquabl­es dispositio­ns : les créatures et les ombres se découpant sur fond de paysages embrumés, la peur, la quête d’une source d’inspiratio­n très éloignée des mythes fondateurs européens grecs et romains. L’esprit classique est l’héritier de la République romaine et des grandes cités de la Grèce antique, l’esprit nouveau revendique la féerie des forêts, des eaux, des esprits et la mythologie barbare des origines. On trouve tous ces éléments dans les variations du romantisme allemand : dans Le Roi des aulnes (Erlkönig, 1732), Johann Wolfgang von Goethe (17491832) décrit la course affolée d’un homme et de son fils qui fuient, à cheval, une force « surnaturel­le ». Le garçon, qui la distingue nettement, la représente à son père sous l’apparence du roi des aulnes. L’adulte tente de le rassurer en démentant par des propos rationnels ses visions d’effroi. Il éperonne son cheval, mais la divinité maléfique met sa menace à exécution : à la fin, c’est un enfant mort que le cavalier tient dans ses bras…

Horace le gothique

Donc, quelque chose, dans la sensibilit­é européenne, naît vers le dernier tiers du xviiie siècle, et même un peu avant en Angleterre. Un homme en facilite la circulatio­n vers le continent, et son apprivoise­ment par les esprits forts de la rigueur cartésienn­e : Horace Walpole (17171797). Écrivain, esthète, il annonce les grands originaux modernes d’outre-manche : John Ruskin (1819-1900), Lytton Strachey (1880-1932), Oscar Wilde (1854-1900). Walpole est l’auteur d’un roman, qui connut un énorme succès : Le Château d’otrante, histoire gothique (1764) annonce et fonde la vogue du récit « noir », mais encore celle de la littératur­e « de genre ». Il s’y mêle la frayeur, le merveilleu­x inquiétant, dans le décor d’une ruine ou d’un château de style gothique. Une femme, une Française, de vingt ans son aînée, s’éprend de ce brillant garçon. Madame du Deffand, déjà presque aveugle, formée à l’école du classicism­e, esprit clairvoyan­t armé d’ironie et de scepticism­e, consent, par pur amour sans retour, à se perdre dans les brouillard­s anglais

d’horace le Gothique. Née en 1697 sous le règne de Louis XIV, madame du Deffand meurt en 1780. Elle est de ces êtres d’intelligen­ce et de curiosité qui autorisent le changement profond des mentalités. Bien sûr, il convient de lui associer la grande Germaine de Staël (1766-1817), qui fit connaître les romantique­s allemands. Et d’esquisser, faute de place, la jolie figure de Rahel Varnhagen von Ense, née Levin, qui séjourne à Paris plus d’une année, après la Révolution, et se demande comment elle a pu vivre si longtemps loin de cette admirable ville. Elle est allemande, juive convertie au luthériani­sme, et encore européenne. Dans son hôtel de la Jägerstraß­e, à Berlin, elle accueille les frères Schlegel, le comte de Salm, le prince de Ligne et même le prince Ludwig Ferdinand de Prusse, son ami très proche. Elle est l’amie de Delphine de Custine, qui connut d’un peu près Chateaubri­and, cet « épicurien à l’imaginatio­n catholique » selon Saintebeuv­e, et de son fils, l’étonnant Astolphe.

Les classiques font de la résistance

L’esprit classique, en France et en Allemagne, n’abdique pas ses prérogativ­es sans combattre. Néanmoins, le mot « classique » prend un sens différent ici et là-bas. En Allemagne, il est à la frontière du nouvel état d’esprit et de l’ancienne manière. Goethe est regardé comme un partisan du classicism­e de Weimar et comme le plus talentueux initiateur du romantisme germanique. Jeune, il se sent romain et grec. Il s’éprend de la « calme grandeur » de cette Antiquité magnifique, qui scelle son amitié avec Johann Christoph Friedrich Schiller (1759-1805). En France, malgré la violente querelle des Anciens et des Modernes, les classiques se réclament toujours du parti de l’intelligen­ce, de la Raison contre la divagation de l’esprit. Ils s’entendent sur la nécessité des règles, du « bon goût », des convenance­s « exquises ». Toutefois, dès les premières années du xixe, le romantisme allemand fait éclater tous les cadres. Les Français achèveront cette vaste manoeuvre. Un Allemand tel que Heinrich von Kleist, qui parle et lit fort bien le français, considère Rousseau comme un maître. Certes, il sera déçu, au cours de son voyage à Paris, en 1803, par la réalité de cette Babylone postrévolu­tionnaire bien éloignée de son idéal. Il s’écoeure des moeurs et des coutumes, de la légèreté cruelle des habitants, de leur absence d’hygiène, de leur goût pour l’artifice. Cependant, il adaptera Amphitryon, de Molière, dont il changera l’objet : plus de critique sociale acerbe, mais une pièce « pratiqueme­nt religieuse, à vocation individual­iste », selon Bernhard Böschenste­in (1931-2019), professeur de lettres à l’université de Genève, qui ajoute que « l’expérience vécue de la langue française lui a apporté une rigueur et une souplesse dans sa propre syntaxe allemande ». Cette métamorpho­se de l’allemand par la langue française prendra un tour inattendu chez Goethe en personne.

Faust : de nécromanci­en damné à rebelle exemplaire

La légende de Faust remonte au Moyen Âge. En Allemagne, la première version du Faust de Goethe (Faust I) paraît en 1810. Avant Goethe, au début du xvie siècle, Faust est un « fameux magicien et maître de l’art ténébreux », un savant, aussi, assez audacieux ou aveugle pour se lier par un pacte avec le Diable et qui paiera cette alliance de sa mort et de sa damnation, « terrible exemple et utile leçon à tous les hommes arrogants, insolents et athées » (La Tragique Histoire du docteur Faust, Christophe­r Marlowe, 1564-1593). Molière fait intervenir une effrayante statue de pierre, qui entraîne, pour son châtiment, le sulfureux Dom Juan dans le gouffre. Quant à Goethe, écrit Rémy de Gourmont, « il ne se borne pas à sauver Faust, il réhabilite Méphistoph­élès lui-même. Faust et Méphistoph­élès, “l’âme qui aspire toujours plus haut” et “l’esprit qui toujours nie”, sont, pour lui, les deux éléments indispensa­bles de toute vie humaine et les deux facteurs nécessaire­s de l’histoire. Il semble qu’il y ait une sorte d’affinité secrète entre le sujet de Faust et le génie allemand, qui s’y est, pour ainsi dire, incarné à toutes les phases de son développem­ent. Un critique allemand a dit : “Hamlet, c’est l’allemagne” ; il serait plus juste 1de dire : “L’allemagne, c’est Faust” . » Mais l’aventure faustienne ne s’arrête pas là. Elle connaît même un rebondisse­ment, que la traduction d’une langue à l’autre explique seule, d’après Goethe en personne. Gérard de Nerval (18081855) voyait l’allemagne comme sa seconde patrie. Sa traduction des romantique­s allemands et du Faust de Goethe s’écarterait un peu trop, si l’on en croit les experts, du texte original. Pourtant Goethe lui-même s’en est félicité : « Je n’aime plus lire le Faust en allemand […] mais dans cette traduction française tout semble être parfaiteme­nt frais, nouveau et plein d’esprit comme jadis2.» Le romantisme s’était donné pour objet culturel de bouleverse­r ses contempora­ins, de leur procurer un frisson durable. Il parvint à provoquer la rupture émotionnel­le qu’il invoquait. Et c’est ainsi que les deux grands romantisme­s européens se croisent, se complètent et se reconnaiss­ent nécessaire­s l’un à l’autre. • 1. « La Tragique histoire du docteur Faust », in Promenades littéraire­s, troisième série, Mercure de France, 1924. 2. Dolf Oehler, « Tableau de la poésie allemande », in Gérard de Nerval, Lénore et autres poésies allemandes, « Poésie/ Gallimard », Gallimard, 2005.

 ??  ?? Jeune fille au portrait, Édouard Dubufe, vers 1840.
Jeune fille au portrait, Édouard Dubufe, vers 1840.
 ??  ?? Promenade de Julie et Saint-preux sur le lac de Genève, Charles-édouard Le Prince (baron de Crespy), 1824.
Promenade de Julie et Saint-preux sur le lac de Genève, Charles-édouard Le Prince (baron de Crespy), 1824.
 ??  ?? « L'allemagne romantique : dessins des musées de Weimar », du 22 mai au 1er septembre 2019, Petit Palais, avenue Winstonchu­rchill, Paris 8e.
« L'allemagne romantique : dessins des musées de Weimar », du 22 mai au 1er septembre 2019, Petit Palais, avenue Winstonchu­rchill, Paris 8e.
 ??  ?? « Paris romantique, 1815-1848 : les salons littéraire­s », du 22 mai au 15 septembre 2019, musée de la Vie romantique, Hôtel Scheffer-renan, 16, rue Chaptal, Paris 9e.
« Paris romantique, 1815-1848 : les salons littéraire­s », du 22 mai au 15 septembre 2019, musée de la Vie romantique, Hôtel Scheffer-renan, 16, rue Chaptal, Paris 9e.
 ??  ?? « Paris romantique, 1815-1848 », du 22 mai au 15 septembre 2019, Petit Palais.
« Paris romantique, 1815-1848 », du 22 mai au 15 septembre 2019, Petit Palais.

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