Les carnets de Roland Jaccard
1. UN ENTASSEMENT DE TOMBES
Il y a décidément beaucoup de monde sur la scène de la vie, beaucoup trop de monde. Des vagues houleuses d’hommes et de femmes surgies d’on ne sait où ne cessent de se succéder. Avant même d’avoir réalisé ce qui leur arrivait, elles disparaissent aussi mystérieusement, aussi absurdement qu’elles étaient apparues. Comme le disait l’actrice Julie Talma à Benjamin Constant : « On devrait vivre deux fois, car à cette première représentation, on ne sait pas ce qu’on fait. »
Nous nous promenions depuis une heure déjà sans échanger un mot dans les allées du cimetière Montparnasse, lorsque Cioran soupira doucement : « Devant cet entassement de tombes, on pourrait croire que les gens n’ont d’autre souci que mourir... » Je songeais que si nous étions tous les deux vivants, c’était pour décevoir encore quelques proches et surtout pour éprouver jusqu’à quel point nous étions capables de nous décevoir. Je songeais aussi que le suicide n’est pas un acte désespéré : l’homme se tue le plus souvent parce qu’il ne peut et ne veut pas désespérer.
2. LA SUPÉRIORITÉ DE PASCAL
Le journal intime sert de banc d’essai à l’aphorisme. Évoquant sa lecture des Pensées de Pascal, Cioran note dans ses cahiers : « Pascal est le seul moraliste angoissé ; les autres ne sont qu’amers. La supériorité qu’il a sur eux tient essentiellement à son déséquilibre, à sa mauvaise santé. » Et Cioran d’ajouter : « Par peur d’être quelconque, j’ai fini par être rien. » Ce n’est évidemment pas le cas, mais il pointe quelque chose qui me concerne aussi (et je ne suis pas le seul) : la peur d’être quelconque. C’est elle qui nous a conduits à ce nihilisme provocateur, à cette volonté de saper les certitudes des bien-pensants avec autant de force que le jansénisme de Pascal pouvait inquiéter ses contemporains.
Il va de soi, note mon ami Jacques Le Rider, qui opère ce rapprochement entre Pascal et Cioran1, notamment à propos du religieux, que les aphorismes de Cioran appartiennent à un tout autre registre que les Pensées de Pascal. Ils se situent à mi-chemin entre Pascal, Rivarol et Chamfort. Chamfort surtout, impitoyablement lucide et désillusionné sur tous les sujets, féroce et brillant, mais qui était un homme sinistre dont la méchanceté nourrissait le talent. De l’arsenic, disait Sainte-beuve de Chamfort, alors que Cioran aimait plaisanter et rire de tout. Il était facile, raconte Jacques Le Rider, de régler les questions insolubles dans un grand éclat de rire, ce que je confirme.
3. SUGGÉRER L'INFINI
À propos de Weininger, l’auteur de Sexe et Caractère – qui avait fait fureur dans l’empire austrohongrois par son antimodernisme, son antiféminisme et son antisémitisme, livre que Wittgenstein et Cioran plaçaient très haut dans l’échelle du génie –, Cioran confessera qu’il ne prévoyait pas à l’époque qu’un jour les réquisitoires et les verdicts du jeune Weininger ne compteraient plus pour lui que dans la mesure où ils lui feraient parfois regretter le fou qu’il avait été.
Wittgenstein, lui, n’a jamais cessé de considérer Sexe et Caractère comme un livre génial, mais avec lequel il n’est pas nécessaire ou plutôt pas possible d’être d’accord. « Si vous ajoutez, écrit-il à Moore en 1931, un “non” à l’ouvrage entier, il dit une vérité importante. » Ce qu’il y a de commun à Wittgenstein et Cioran, c’est un pessimisme noir qui voit tout dans la perspective du déclin. Une culture vouée au progrès et à la technologie est condamnée : elle disparaîtra un jour et avec elle l’humanité, ce qui mettait Cioran en joie.
Quant aux aphorismes, ils ne peuvent se détacher que sur un fond de silence. Ce qu’ils ne disent pas tout en l’évoquant – et qui sera compris par chaque lecteur différemment – compte autant que ce qu’ils disent. « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire », disait Wittgenstein. À moins qu’on préfère laisser à d’autres modes d’expression – la poésie, la musique, l’intuition mystique – le pouvoir de nous suggérer l’infini, rejoignant ainsi Pascal et l’angoisse de l’homme abandonné à lui-même.
4. EN GUISE DE CONCLUSION
Quelle est la tâche de la religion ? Réconforter l’humanité qui marche à la potence. Quelle est la tâche de la politique ? Nous dégoûter de la vie. Quelle est la tâche du philosophe ? Empoisonner sans tarder le dernier repas du condamné. •
1. Cioran, Archives paradoxales, T. IV, Classiques Garnier, 2018.