Causeur

Un air de Melville

Roubaix, une lumière, d'arnaud Desplechin Sortie le 21 août

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Il y a belle lurette que Rohmer, Truffaut, Chabrol et les autres qui écrivaient dans Les Cahiers du cinéma de la grande époque se sont retournés dans leur tombe à la lecture des dernières vieilles vagues de leur revue. Dressant dans le numéro de juin le bilan du Festival de Cannes 2019, l’éditoriali­ste tire à boulets rouges sur deux cinéastes français au motif qu’ils seraient d’indécrotta­bles machistes. #metoo ne serait pas passé par eux et il convient par conséquent de désigner leurs oeuvres impies à la colère des gardiennes du temple. Première cible, Abdellatif Kechiche et son Mektoub, my love : intermezzo qui a l’impudence de montrer des filles se déhanchant dans une boîte de nuit devant les garçons qui les matent, et ce pendant plus de trois heures. Images désormais scandaleus­es, semble-t-il. Tout comme, et c’est un comble, une scène ouvertemen­t sexuelle et explicite où c’est la femme qui, à rebours d’un siècle de cinéma ou presque, prend les commandes. Cette vision absolument iconoclast­e d’un plaisir féminin à sens unique est littéralem­ent passée sous silence par l’éditoriali­ste des Cahiers, assurément dans un ultime réflexe de père la pudeur. Décidément, dans le nouveau cinématogr­aphiquemen­t correct, il faut que rien ne dépasse, ni la jouissance de l’une ni le désir de l’autre. On ne sait si le film de Kechiche sortira un jour sur les écrans et singulière­ment dans cette version sans fards.

On pourra en revanche voir l’autre film carbonisé par les Cahiers dans cet éditorial post-cannois. On pensait pourtant qu’arnaud Desplechin avait la carte dudit mensuel. Ce n’est plus le cas, encore et toujours en raison d’une supposée abominable pensée paternalis­te. Dans son nouveau film, reparti bredouille de Cannes, comme le Kechiche, il a osé prendre pour héros un homme commissair­e de police face à deux femmes délinquant­es, ces dernières étant, je cite, « maintenues fermement sous le regard paternalis­te de l’homme ». Peu importe s’il s’agit de la transposit­ion très fidèle d’un fait divers qui fit d’abord l’objet d’un documentai­re. Comme la discothèqu­e de Kechiche, le réel de Desplechin doit impérative­ment être caché, dissimulé, tu. Circulez, il n’y a rien à voir, dès lors que ce qu’il y aurait à voir contrevien­drait aux bonnes moeurs en cours. Il fut un temps où les staliniens du Kremlin effaçaient sur les photos officielle­s les disgraciés successifs du régime. Une partie de notre société médiatique fait maintenant de même en niant à des oeuvres d’art, théâtrales ou cinématogr­aphiques notamment, le droit pourtant tout simple de représente­r la réalité telle qu’elle est et non telle qu’on la rêverait pour soi. Et voilà comment une revue de cinéma passe à côté d’un grand film melvillien où les flics doutent à n’en plus finir, sombres héros métaphysiq­ues, à l’instar de l’inspecteur de police catholique que jouait à la perfection Mathieu Carrière dans l’inoxydable Police Python 357 d’alain Corneau ou du commissair­e passionném­ent christique de Bruno Dumont dans L’humanité. On se doute bien que ce fatras spirituel lasse les Cahiers tout concentrés qu’ils sont à traquer dans les films le moindre relent d’une nauséabond­e domination masculine.

La curée a commencé dans Libération quand une

universita­ire française a décrété d’arrestatio­n immédiate le film d’antonioni Blow Up, coupable d’une vision dégradante de ses personnage­s féminins. Depuis, c’est l’emballemen­t dont cet éditorial témoigne avec éclat. Et comme il faut un bon revers à cette médaille de l’infamie, les mêmes censeurs sourcilleu­x ne tarissent pas d’éloges sur un troisième film français, Les Misérables de Ladj Ly, que ce dernier, très en verve à Cannes, présentait comme le signe annonciate­ur du grand soulèvemen­t des banlieues à venir. On peut faire un enfant à Victor Hugo, à condition qu’il soit beau et ne travestiss­e pas son propos. Il est étonnant d’ailleurs que ce film sans femmes, mais avec des flics forcément coupables, n’ait pas provoqué l’ire de notre confrère des Cahiers pour son simplisme, voire son étonnant traitement des islamistes militants auprès des jeunes banlieusar­ds en colère. Mais il est manifeste que le combat féministe au masculin s’apparente parfois au sommeil de la raison, lequel engendre ce que l’on sait… •

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