Causeur

C'est la demande, idiot !

De la Chine à l'amérique, la demande intérieure a tendance à faiblir. Si une hausse des salaires pourrait éviter une récession mondiale, les tenants de la mondialisa­tion heureuse n'en veulent pas.

- Jean-luc Gréau

Beaucoup de gens s’inquiètent d’une possible réédition de la crise de 2008. En réalité, il n’y a pas de conjonctur­e plus contraire à celle de 2008 que celle de 2019.

Il y a onze ans, nous avons été frappés, des deux côtés de l’atlantique, par une crise financière qui a ouvert la voie à ce qui est appelé, depuis lors, la « Grande Récession », une récession deux, trois ou quatre fois plus importante, selon les pays concernés, que celles de l’après-guerre. Cependant, au-delà de l’europe et de l’amérique, seuls le Japon et les nouveaux pays industriel­s d’asie ont été touchés. La Chine, pourtant déjà fortement reliée à notre prospérité, a conservé un dynamisme soutenu par les relances du gouverneme­nt de Pékin.

En 2019, les marchés financiers se portent mieux qu’ils ne se sont jamais portés. Selon les apparences, puisque les actions cotées sont à un record historique, ainsi que le crédit des emprunteur­s publics et privés, exception faite des cancres nommés Turquie et Argentine. Avec cette chose inouïe : un cinquième de la totalité des emprunts cotés sur les marchés est affecté de taux négatifs. Cette absurdité apparente signifie que les emprunts émis antérieure­ment avec des taux positifs, comme il se doit, pour un montant de 100 et un intérêt de 2 % sur dix ans, par exemple1, ont pris une valeur telle que leur rendement apparent est devenu négatif, puisqu’ils se négocient au-dessus de 140, largement au-delà du capital et des intérêts figurant à l’émission. Tout s’explique par la procédure inédite de quantitati­ve easing, ou « assoupliss­ement quantitati­f », dont on ne saurait surestimer ni les effets salvateurs ni les effets toxiques. Quoi qu’il en soit, les entreprise­s, les particulie­rs et les États bénéficien­t de conditions de crédit des plus favorables et d’un facteur additionne­l sous la forme d’intérêts bas ou nuls à servir sur le capital emprunté.

L’allemagne emprunte à taux négatifs, de même que la France, il y a peu présentée encore comme un État en faillite virtuelle, ce qui nous fait économiser plusieurs milliards d’euros sur la facture financière annuelle du Trésor de Bercy. La Grèce, chassée des marchés du crédit en 2010, se voit offrir des taux d’emprunt inférieurs à 2 % ! Les particulie­rs français qui veulent emprunter pour construire ou acheter un logement y sont encouragés par des taux de l’ordre de 1 %. Les ménages danois qui sont dans le même cas peuvent contracter à 0,5 % sur vingt ans, et même 0 % sur dix ans !

De la résilience au ralentisse­ment

Nous devrions donc connaître un boom. Et ce, d’autant plus que les entraves publiques à l’initiative privée se sont desserrées. C’est ce que diraient les économiste­s du passé, tout en s’inquiétant de la rechute qui pourrait s’ensuivre. Sauf qu’il n’y a pas de boom. Leurs étranges successeur­s d’aujourd’hui, ceux que vous voyez pontifier sur les ondes de BFM TV ou Boursorama ou dans les colonnes du Financial Times, là où règne la sainte doctrine de la mondialisa­tion et de l’euro, nous livrent leurs préoccupat­ions grandissan­tes. Il n’y a pas un continent qui ne souffre du ralentisse­ment de l’activité et de l’assombriss­ement du climat des affaires : la Chine d’abord, dont les performanc­es, longtemps extraordin­airement élevés, se tassent lentement, mais sûrement, depuis vingt mois, l’asie industriel­le qui l’environne, y compris les pays d’asie du Sud-est ; l’amérique latine, qui tutoie la récession ; la zone euro, maillon faible du système mondial, malgré ou à cause de sa monnaie unique ; et les États-unis eux-mêmes, dont les dirigeants craignent publiqueme­nt la fin du plus long cycle de croissance de leur histoire économique.

Le terme « résilience », vocable anglicisan­t et psychiatri­sant employé après la crise financière et la crise de l’euro pour souligner le fait que le système économique mondial avait échappé à une nouvelle Grande Dépression, a disparu des médias pour laisser place au terme plus objectif de « ralentisse­ment ». Sans dissiper les interrogat­ions. Pourquoi les planètes ne sont-elles plus alignées comme elles l’étaient en 2016 et 2017 ?

Le fait le plus intrigant est que la source du ralentisse­ment se situe en Chine, dans l’eldorado de la mondialisa­tion. Depuis quatre ans maintenant, ce pays suit une politique dite de « stop and go2 », marquée par des maniements erratiques des pédales d’accélérate­ur et de frein. Un jour, la banque centrale ouvre les vannes du crédit, un autre jour elle accroît le montant des réserves obligatoir­es pour le ralentir, un jour le gouverneme­nt annonce qu’il finance de nouvelles infrastruc­tures, comme de nouveaux aéroports ou de nouvelles liaisons ferroviair­es interurbai­nes, un autre, il met sous surveillan­ce l’endettemen­t des collectivi­tés locales et la corruption qui l’accompagne. Si l’on s’en tient aux chiffres, les résultats sont encore des →

plus honorables, 6 % de croissance du PIB ! Mais les connaisseu­rs du système chinois savent que ce sont des chiffres « convention­nels » établis au sommet de l’état en vue de rasséréner les marchés. Et pour notre gouverne, il importe surtout de savoir qu’ils s’accompagne­nt d’un endettemen­t massif des entreprise­s, concentré sur les entreprise­s publiques et les entreprise­s liées aux travaux publics, et d’un endettemen­t des collectivi­tés territoria­les. L’empire du Milieu est aussi l’empire du béton et l’empire de la dette.

L’asie industriel­le, dont les entreprise­s travaillen­t en Chine et avec la Chine, subit la première les ondes du ralentisse­ment chinois. Les producteur­s de matières premières sont au deuxième rang de ses victimes. Et maintenant, l’allemagne, grand producteur de biens d’équipement, au troisième rang, ce qui fait le lien avec le ralentisse­ment en cours de la zone euro. Or, c’est la capacité industriel­le de cette Allemagne qui a servi de garant à la monnaie unique, en même temps que Mario Draghi mettait sous perfusion ses marchés du crédit. Là est le paradoxe de la monnaie unique : d’un côté, elle a abaissé et subordonné les partenaire­s de l’allemagne, étouffés par le corset du « mark » rebaptisé « euro », d’un autre côté, elle doit sa survie à la force allemande dont les racines plongent dans un passé lointain.

Le ralentisse­ment de l’allemagne, en stagnation globale, mais en récession industriel­le, avec une chute de 8 % sur un an, nous donne une leçon d’économie générale. La compétitiv­ité ne suffit pas. Sans une demande suffisante, répartie entre les ménages, les entreprise­s, les États et les marchés extérieurs, elle reste un outil à double tranchant. La doctrine de la compétitiv­ité, centrale dans le modèle néolibéral, révèle les limites de son discours fermé sur lui-même. Et le modèle allemand, non imitable par ses voisins, trahit une fragilité intrinsèqu­e que les économiste­s découvrent avec le retard d’esprits imbus du faux savoir né dans le sillage de l’expérience néolibéral­e.

Un, deux, trois, récession es-tu là ?

Un, la Chine. Deux, l’allemagne. Trois, l’amérique ? Voici encore de quoi placer face à leurs contradict­ions les apôtres de la mondialisa­tion heureuse. Il ne se passe pas de semaine sans qu’ils rompent des lances contre le protection­nisme esquissé à Washington. La « guerre commercial­e » nous menacerait d’une crise planétaire. Les décisions du président « erratique », selon leur définition, sont à l’origine du ralentisse­ment de la Chine et des effets dommageabl­es qu’il entraîne pour ses partenaire­s. Elles jouent un rôle providenti­el pour alimenter leur rhétorique incessante en faveur du libre-échange.

Las, les chiffres du commerce extérieur chinois parlent en sens contraire. Les faits démentent la propagande. Les exportatio­ns chinoises globales continuent d’augmenter, et surtout, les exportatio­ns vers les États-unis, visées par les tarifs douaniers, progressen­t contre toute attente. Tandis que les importatio­ns baissent à un rythme de 7 ou 8 %, ce qui trahit le ralentisse­ment de la demande interne pour les matières premières et les biens d’équipement – corroboré par la chute des exportatio­ns allemandes. Pour la première fois depuis le début du grand essor, les entreprise­s industriel­les licencient et les prix à la production sont en territoire négatif, signe que ces entreprise­s bataillent pour conserver leurs parts de marché.

Dans ce contexte inouï depuis quarante ans, c’est encore du consommate­ur américain qu’on attend la protection ultime contre la récession qui pointe à l’horizon. Ce bon Samaritain n’a cessé de jouer son rôle avec conviction, sauf dans la période de la Grande Récession où il a dû purger son excès de dettes. Et c’est ainsi que les bons apôtres doivent admettre, à rebours de leur propagande, que le protection­nisme n’a pas, ou pas encore, altéré le dynamisme mondial.

Tout dépend donc de ce personnage central et anonyme qu’est le consommate­ur américain. Mais si sa bonne volonté est hors de doute, qu’en est-il de sa capacité ? Elle dépend de l’efficacité de la politique globale de l’administra­tion et de la banque centrale de Washington. Les fondements semblent solides. L’emploi a constammen­t progressé depuis dix ans, les salaires s’éveillent d’un long assoupisse­ment, le crédit est des moins onéreux. Reste que les États-unis viennent de connaître le plus long cycle de croissance de leur histoire, grâce à la relance budgétaire de Donald Trump, qui a doublé le déficit. Reste que les investisse­ments sur le sol américain sont minés par la politique de création de valeur pour l’actionnair­e, dictée par la Bourse. Et c’est là que surgit la question cruciale. Le virage protection­niste a-t-il déjà produit des effets favorables ?

Non, sinon à la marge. On ne change pas de modèle économique en un tournemain. Le protection­nisme américain reste au stade de l’esquisse. On prend conscience, avec le recul, que c’est Obama qui aurait dû initier la grande bifurcatio­n. Or, l’homme providenti­el a réincarné le docteur Pangloss en promettant de résoudre le « gap » commercial par un doublement des exportatio­ns. Mais pouvait-on s’attendre à ce qu’un brillant sujet de Harvard rompe avec le conformism­e

Un repli de la consommati­on américaine nous ramènerait vers la récession

intellectu­el des élites américaine­s ? En conséquenc­e, nul ne peut exclure un repli de la consommati­on américaine qui nous ramènerait immanquabl­ement vers la récession mondiale.

Monnaie et salaires

Ce méli-mélo aide à comprendre la résurrecti­on du keynésiani­sme, à base de dépenses publiques pour les infrastruc­tures, la santé, l’éducation, et l’écologie, des deux côtés de l’atlantique, et les appels au secours adressés aux banques centrales. On l’aura compris, il ne s’agit pas d’actualiser le paradigme, mais de mettre en place des palliatifs contrarian­t le ralentisse­ment mondial. Mais cela ne fait qu’obscurcir encore l’énoncé du problème.

De plus, si la conjonctur­e actuelle s’oppose à celle de 2008, la configurat­ion d’ensemble s’oppose trait pour trait à celle de 1974 : déflation des salaires et stagnation des prix aujourd’hui, sous la pression de la mondialisa­tion, alors que, dans les années 1970, les prix marchaient à grand trot et les salaires galopaient ; subordinat­ion actuelle des entreprise­s aux actionnair­es boursiers, alors que les managers étaient autrefois des princes en leur royaume.

Osons cette comparaiso­n. Un moteur thermique fonctionne à partir du mélange d’un carburant, l’essence par exemple, et d’un comburant, l’oxygène. Le moteur économique requiert un carburant, la monnaie, et un comburant, les salaires. Désormais, la mondialisa­tion acquise, ce moteur travaille avec un mélange constammen­t enrichi en monnaie et constammen­t appauvri en salaires. Or, on propose désormais de renforcer cette formule risquée en enrichissa­nt encore le mélange avec un supplément de monnaie issue des trésors publics et des banques centrales. On pourrait imaginer la solution inverse consistant à rehausser les salaires avec circonspec­tion. Mais cela reviendrai­t à avouer les dommages de la mondialisa­tion économique et, plus encore, à relégitime­r le travail. Donc à admettre un Canossa idéologiqu­e. •

 ??  ?? Un habitant de Zhengdong (Chine) marche sur les décombres d'un village rasé pour édifier un quartier d'affaires géant, novembre 2010.
Un habitant de Zhengdong (Chine) marche sur les décombres d'un village rasé pour édifier un quartier d'affaires géant, novembre 2010.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France