Causeur

À L'ENA, quand on entend le mot culture générale...

Après avoir renoncé à évaluer la culture générale des candidats, les jurés du concours d'admission à L'ENA prennent conscience de son importance.

- Gil Mihaely

C «onsidérer que tous les individus qui sont dans les starting-blocks, prêts pour la course, sont égaux les uns aux autres, relève de l’aveuglemen­t volontaire. Le modèle égalitaris­te, a-historique, ignore les histoires sociales des individus et notamment leur héritage culturel. Selon les histoires sociales de chacun, sa classe sociale d’appartenan­ce, ses réseaux, les citoyens n’ont pas un même accès à l’informatio­n, voire pas accès à la même informatio­n, ou encore à de fausses informatio­ns. Pour y remédier, nous proposons de faire figurer dans les listes de QCM des concours de la police,

de la gendarmeri­e, des pompiers, des fonctionna­ires territoria­ux, des questions relatives au champ de connaissan­ce des jeunes des quartiers (histoire des banlieues, littératur­e des banlieues, psychologi­e des banlieues, cinéma, mondes musulmans…) pour enrichir les concours. »

Ce pénible jargon techno-managérial révèle la logique du projet « progressis­te » pour la France. La citation, extraite d’un rapport intitulé « La République à ciel ouvert » rédigé en 2004 par Azouz Begag à la demande du Premier ministre Dominique de Villepin, annonçait une tendance de fond : l’avènement en France d’un nouveau modèle de société multicultu­raliste plutôt qu’assimilati­onniste, et égalitaris­te plutôt qu’égalitaire. Le discrédit jeté sur la culture générale, considérée comme un instrument de discrimina­tion sociale, a bel et bien été l’un des moyens de détruire le modèle républicai­n, égalitaire et méritocrat­ique.

Quinze ans plus tard, la suppressio­n d’épreuves qui étaient autrefois un instrument de mesure de l’excellence ne concerne plus seulement le recrutemen­t des forces de l’ordre ou des cadres moyens de l’administra­tion. C’est désormais au sommet de la pyramide du service public, c’est-à-dire à l’école nationale d’administra­tion, que l’on fait disparaîtr­e l’épreuve de culture générale, tandis que Sciences-po supprime purement et simplement son concours d’entrée.

Dans les années d’après-guerre, les progrès réalisés par les sciences cognitives et la théorie de l’éducation ont permis d’établir une classifica­tion des niveaux d’acquisitio­n de connaissan­ce, allant de la mémorisati­on simple aux plus hautes capacités d’analyse et de synthèse. Or, comme de nombreuses critiques l’ont souligné depuis les années 1960, il est illusoire de vouloir séparer totalement savoir (acquisitio­n d’informatio­n) et compétence­s (les facultés de traiter ce savoir). Tout est intrinsèqu­ement entremêlé comme le fond et la forme, comme le langage et la perception du monde. Pourtant, l’idée d’une séparation entre des compétence­s – ces dernières étant supposées moins influencée­s par le milieu d’origine – et le savoir, forcement arbitraire et sociocultu­rellement construit, est aujourd’hui hégémoniqu­e. Depuis la parution de La Distinctio­n de Pierre Bourdieu, en 1979, la culture générale est de plus en plus perçue comme une forme de violence symbolique. Il est de bon ton de dénoncer ce savoir transmis par les familles privilégié­es à leurs enfants pour assurer leur reproducti­on sociale. D’hypothèse, cette assertion est devenue doxa. Ainsi en 2008, le secrétaire d’état chargé de la Fonction publique, André Santini, affirmait au Monde :« La culture générale élimine tous ceux qui n’ont pas les bons codes, souvent hérités du milieu familial, c’est une forme de discrimina­tion invisible. Or, la fonction publique doit jouer son rôle d’ascenseur social, d’intégratio­n et se montrer à l’image de la population. »

L’évolution de L’ENA depuis un peu plus d’une décennie

s’inspire de cette vision mécanique et largement idéologisé­e du savoir et de l’égalité. Pour recruter ses élèves, L’ENA organise trois concours annuels réservés aux ressortiss­ants de l’union européenne : le concours externe, accessible aux candidats titulaires d’au moins une licence et taillé pour les diplômés de Sciences-po, le concours interne réservé aux fonctionna­ires, et une « troisième voie » ouverte à des candidats ayant au moins huit ans d’expérience en dehors de la fonction publique (salariés du privé, élus, responsabl­es syndicaux). Chaque année, à la fin de la saison des concours, le président du jury général – un haut fonctionna­ire, généraleme­nt issu des grands corps, dont le mandat dure un an – rédige un rapport exposant les résultats et les observatio­ns des jurés. Ce texte, qui s’adresse principale­ment aux candidats qui n’ont pas été reçus, aux futurs candidats ainsi qu’aux centres de préparatio­n, est aussi une mine pour l’observateu­r.

Dès 2010, on sent percer une double réticence des jurés : ils ressentent un malaise devant le niveau des candidats en culture générale, mais veulent éviter d’évaluer ce niveau. On a le sentiment, à la lecture des rapports, que la pression vient du sommet de la hiérarchie. Ainsi, remarquait la présidente du jury Michèle Pappalardo, autant « il semble utile d’avoir fait évoluer le “grand oral” en “oral d’entretien” dans lequel le jury ne cherche pas à vérifier les connaissan­ces de “culture générale” des candidats, autant nous avons été surpris par le faible niveau de connaissan­ce des élèves en histoire “contempora­ine” (xixe et xxe siècles). Ce constat a été très généraleme­nt partagé par les membres du jury quelles que soient les épreuves ». L’année suivante, Yves Gaudemet ne fait que répéter ces observatio­ns en termes plus alarmants, car l’étonnement a cédé la place à l’inquiétude : « On doit s’inquiéter de réelles et trop répandues faiblesses en droit public, […] finances publiques et questions européenne­s et internatio­nales ; ainsi qu’en histoire, tout particuliè­rement pour l’épreuve écrite de culture générale et l’épreuve orale d’entretien, mais aussi bien souvent dans les épreuves techniques, pour traiter de sujets qui appellent un minimum de mise en perspectiv­e historique. » Cette dernière remarque est tout particuliè­rement intéressan­te : pour le professeur émérite de droit, la culture générale, notamment historique, n’est pas un accessoire, une sorte de signe extérieur d’appartenan­ce à une classe privilégié­e, comme l’usage de la fourchette au dessert. L’évaluateur y voit un élément constituti­f de la capacité d’analyse attendue d’un futur haut fonctionna­ire français. Yves Gaudemet conclut donc que « d’une façon ou d’une autre, les épreuves de droit, d’histoire et de culture générale devraient être revalorisé­es, la faible moyenne des notes dans ces matières aboutissan­t à en minorer le poids relatif, et surtout n’étant pas en harmonie avec les qualités profession­nelles requises de futurs fonctionna­ires ayant des tâches de conception. »

C’est le contraire qui s’est produit : en 2012, Annie Podeur et ses assesseurs décident de minimiser l’exigence en matière de culture générale avant même que cela →

devienne une consigne officielle. Dans le rapport, cela donne ceci : « Répondant à une suggestion du Directeur de l’école, la première réunion de la “troïka” – la présidente et les deux assesseurs, membres des jurys des trois concours – a été consacrée à la définition d’un projet de recrutemen­t. [...] Renonçant définitive­ment aux questions de culture générale, nous avons choisi d’évaluer : - les capacités réflexives des candidats et notamment leur résistance au stress et leur analyse de l’urgence ; - leurs aptitudes relationne­lles, c’est-à-dire leur qualité d’écoute, leur empathie mais également leur “leadership” ; - leur aptitude à l’action, ce qui suppose de la déterminat­ion, de la réactivité et le sens de l’innovation ; - et enfin un respect des valeurs caractéris­ant l’engagement de service public, notamment le devoir de loyauté sans complaisan­ce ni servilité et une adhésion profonde à la déontologi­e des fonctionna­ires. Cette grille, dont les items ont été adaptés et pondérés pour les trois concours, s’est révélée très efficace. » Autrement dit, moins de connaissan­ces, plus de compétence­s. Cependant, en dépit de la merveilleu­se efficacité de cette « grille », Podeur doit faire un constat moins réjouissan­t : « Alors que le jury attendait une forte ouverture à l’europe et à l’internatio­nal, trop de copies de culture générale ont souffert de visions hexagonale­s, émaillées de références récurrente­s et banales. »

En 2013, Maryvonne de Saint-pulgent et son équipe continuent à se poser des questions sur la place de la culture générale dans les épreuves, notamment les oraux, que seuls les candidats admissible­s passent. Après discussion, ils arrivent à une solution qu’on peut appeler la « culture générale particuliè­re » : « L’option retenue n’a pas été d’y renoncer entièremen­t, mais de se limiter aux questions qui pouvaient naître du parcours de chaque candidat, tel qu’il ressortait des indication­s portées sur la fiche de renseignem­ents remplie par chaque admissible. » Ainsi, un cadre de PSA serait questionné sur l’histoire de la mobilité et un autre sur le sujet de son mémoire de maîtrise. Face aux exigences de la hiérarchie, qui veut du clinquant progressis­te à fournir aux médias, l’équipe 2013 a trouvé un compromis. Qui n’est qu’un cautère sur une jambe de bois.

En 2014, plus de faux-semblants. Après Sciences-po, qui a renoncé à l’épreuve de culture générale en 2013, l’abandon de L’ENA est gravé dans le marbre républicai­n : l’arrêté du 16 avril 2014 dispose que l’examen de culture générale est remplacé par une épreuve sur une « question contempora­ine », et plus précisémen­t sur « le rôle des pouvoirs publics et leurs rapports à la société. » La présidente Marie-caroline Bonnet-galzy définit l’objectif des examinateu­rs : « Évaluer la capacité des candidats à réfléchir au sens du service de l’état dans la société contempora­ine. » Le reste – ce qu’on appelait culture, en l’occurrence – n’étant visiblemen­t que fanfreluch­e inutile chez un bon techno. La mission convient à son successeur, Jean-paul Faugère, qui précise dans son rapport que le jury 2015 « s’est interdit de tester la culture générale en tant que telle, mais n’a pas négligé les

opportunit­és de vérifier la solidité des connaissan­ces auxquelles le candidat se référait lui-même, ou bien dont son dossier faisait mention ». En conséquenc­e, poursuitil, « le jury a d’autant plus apprécié ceux qui savaient enrichir leur exposé et leurs échanges de références littéraire­s, cinématogr­aphiques, historique­s et même culinaires… judicieuse­ment puisées dans leur répertoire personnel ».

C’est le président du jury 2016, Thierry Bert, qui crache le morceau, en précisant qu’il s’est employé à « ne poser aucune question dite de “culture générale” au sens étroit – et socialemen­t discrimina­nt – qui était donné jadis à ce terme ». Discrimina­tion : le maître-mot est lâché. Il ne suffit pas cependant à éteindre tous les doutes.

En 2018, Jean-françois Monteils approuve globalemen­t (prudence ?) le choix qui a été fait de renoncer à « sélectionn­er les futurs hauts fonctionna­ires sur l’ampleur de leurs connaissan­ces sur une multitude de sujets, parfois très éloignés des fonctions qu’ils étaient susceptibl­es d’exercer ». Toutefois, il redoute aussi l’excès inverse, aussi, précise-t-il : « La notion de culture générale a été retravaill­ée : l’ouverture d’esprit, la curiosité pour toute question en lien avec l’action publique et pour le monde contempora­in, la connaissan­ce des éléments fondamenta­ux de l’histoire, de la géographie et de la culture françaises, des points de comparaiso­n solides et un réel intérêt pour le reste du monde ont donc été considérés comme des atouts indispensa­bles pour servir notre pays et fonder une pratique profession­nelle utile. »

Histoire d’enfoncer poliment le clou, Monteils a sollicité les avis responsabl­es d’administra­tions, les futurs employeurs des énarques. Certaines des réponses, pas forcément choisies au hasard, sont intégrées – anonymemen­t – au rapport 2018, une façon contournée de faire passer des messages délicats. Celle-ci est particuliè­rement intéressan­te : « Je me permets d’insister sur la culture générale, les qualités d’écriture et d’orthograph­e, parce qu’elles se perdent malheureus­ement. On peut être enfant de Twitter et des réseaux sociaux sans concourir à déstructur­er l’administra­tion française et je pense même que l’un renforcera­it l’autre. J’insiste sur la maîtrise de la culture, de l’histoire française, de la géographie, car l’attachemen­t aux chiffres et aux méthodes modernes de management est légitime, mais oublier les racines et l’histoire conduit à former des hauts fonctionna­ires désincarné­s qui ne comprennen­t pas ce qu’est la France. » Cette personne parle visiblemen­t d’expérience.

Et c’est à cette autre réponse, aussi naïve que judicieuse, qu’il faut laisser le dernier mot : « Les autres connaissan­ces pourront s’acquérir au fur et à mesure de la carrière en fonction des postes occupés, à l’exception naturellem­ent d’une culture générale de base, dont on peut penser qu’elle demeure un présupposé à l’admission à L’ENA. » Eh bien non, on ne peut plus le penser. Pour les princes qui nous gouvernent, chez un bon serviteur de l’état, la culture générale est un handicap. •

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