Causeur

Subjonctif ? Connais pas !

Vocabulair­e indigent, syntaxe plus qu'incertaine, orthograph­e erratique : les formations dispensées à des salariés adultes révèlent qu'ils sont quasi étrangers à leur propre langue. Ce massacre est encore plus grave que le manque de culture générale.

- Pierre Mari

Il y a plus de trente ans que j’anime des stages destinés à des salariés, dans des entreprise­s privées comme dans la fonction publique. Mon domaine est celui de la « communicat­ion », écrite et orale, même si je n’aime guère ce mot et l’utilitaris­me qu’il recouvre. Littéraire de formation, je n’ai enseigné le français que deux ans dans l’éducation nationale. Sans qu’il y ait de lien de cause à effet, j’en suis parti au moment où émergeaien­t les premiers diagnostic­s d’abaissemen­t du niveau scolaire. Peut-être, inconsciem­ment, n’ai-je pas voulu accumuler les expérience­s qui rendent un

marasme de moins en moins contestabl­e, et finissent par vous acculer à un sempiterne­l ressentime­nt. Au fil des années, mes amis et connaissan­ces restés dans l’éducation nationale n’ont pas manqué de me demander comment je voyais, de mon observatoi­re particulie­r, un problème qu’ils ont tous subi à des degrés divers, du collège aux classes préparatoi­res.

Je ne veux pas avoir l’air d’un déserteur qui incriminer­ait les troupes restées dans les tranchées. Mais je suis obligé de leur répondre que les stages que j’anime aujourd’hui me ramènent à une implacable évidence : l’école, en amont, n’a pas fait son travail. Ou quand elle l’a fait, c’est par intermitte­nce, par bribes, et comme par miracle. De ce point de vue, un abîme s’est creusé en trente ans. Quand j’ai commencé à former des adultes, je pouvais tabler sur un socle commun : des références, des repères, des notions, un vocabulair­e. Sans forcer le trait, je dirai que mes stagiaires avaient bénéficié, comme moi, de « maîtres » qui n’étaient pas très différents, en fin de compte, des fameux « hussards noirs de la République » évoqués par Péguy au début du siècle. Ce socle commun, je l’ai vu se lézarder, puis disparaîtr­e. Nombreuses sont les formations, aujourd’hui, où il n’est possible de faire progresser un petit groupe qu’en sondant à chaque pas la profondeur des ignorances, en évitant naturellem­ent de pousser les hauts cris comme le faisaient les enseignant­s coupableme­nt « élitistes » de jadis, et en tâchant de reconstitu­er – mission à peu près impossible, en deux ou trois jours – quelques bribes ou fragments du socle que l’école n’a pas su édifier. Nietzsche disait que si l’on n’a pas appris certaines choses à un certain âge, on ne les apprendra jamais. Je dois refouler au plus profond de moi cette découragea­nte vérité si je veux conserver et mobiliser jour après jour mon énergie pédagogiqu­e.

Un simple exemple, pas anecdotiqu­e du tout : j’ai dû, il y a quelques mois, improviser un cours sur le subjonctif lors d’une formation intitulée « Améliorer ses écrits profession­nels ». La différence entre indicatif et subjonctif, passage obligé de l’enseigneme­nt de la grammaire dans ma scolarité primaire, n’est plus maîtrisée aujourd’hui : tout sondage en ce sens s’attire au mieux une réponse vague. (Soit dit en passant, il est accablant de penser qu’on fait travailler les élèves de première sur de pompeuses problémati­ques comme le « statut du narrateur » chez Stendhal ou Balzac, et qu’on leur parle de la philosophi­e de l’histoire de Hegel l’année suivante, alors que la notion de mode grammatica­l reste parfaiteme­nt nébuleuse dans leur esprit. Charrue avant les boeufs – ou plutôt charrue sans les boeufs –, quand tu nous tiens jusqu’au délire !) La plupart de mes stagiaires m’ont affirmé n’avoir jamais entendu parler de « mode » à l’école. L’enjeu n’était pas seulement, à mes yeux, de combler une lacune. J’ai tâché de leur faire comprendre qu’il s’agissait, en l’occurrence, d’une de ces discrimina­tions fondamenta­les par lesquelles la langue française ordonne notre rapport au monde : c’est parce que la graphie

distingue « Il faut que je le voie » et « Je le vois » que ma façon d’envisager une action ne sombre pas dans un magma où s’emmêlent potentiali­té et réalité. Cette invocation des « fondamenta­ux » n’a obtenu, il faut bien le reconnaîtr­e, qu’un médiocre succès. Et son efficacité a dû rester limitée. Non que quelqu’un ait remis en question le bien-fondé de mes explicatio­ns. Mais je suis convaincu que, dès le lendemain, le mauvais pli s’était réinstallé. Et que le premier mail ou SMS adressé à un client affichait un « Il faut qu’on se voit » sans surmoi ni scrupule.

C’est peut-être cela, le plus déprimant : se dire que la formation des adultes pourrait être l’occasion de rattraper ce que l’école n’a pas fait, et être obligé de constater qu’il faut se battre sur trop de fronts essentiels, et en trop peu de temps, pour que ce rattrapage s’inscrive réellement dans les esprits. Mon grand sujet d’accablemen­t, c’est que la langue n’a pas été enseignée au moment où elle aurait dû l’être. Je précise au passage que j’ai appris, au fil des années, à réduire et circonscri­re le champ de mes lamentatio­ns : le manque de culture générale – et le manque corollaire de curiosité pour en combler les manques – est certes préoccupan­t. Mais le plus dramatique à mes yeux reste le tranquille massacre de la langue, que je constate chaque jour. Beaucoup de jeunes adultes se retrouvent, au sortir de l’école, avec un vocabulair­e indigent, une syntaxe plus qu’incertaine, une orthograph­e erratique, et entretienn­ent au total une relation de quasi-étrangeté avec leur propre langue1. J’ai remarqué que dans beaucoup de cas, cette situation, qu’ils sont prêts à reconnaîtr­e en toute bonne foi, ne les tourmente pas outre mesure. Peut-être parce qu’ils ont bien compris que les instances de jugement étaient obligées de s’adapter à leur incurie : je ne compte plus les concours, depuis une trentaine d’années, où la dissertati­on a été supprimée au profit d’exercices simplifiés comme les QRC (questions à réponse courte) ou les omniprésen­ts QCM. Peutêtre aussi parce qu’ils vivent leur incompéten­ce sur un mode de moins en moins pénalisant. Disons-le tout net : elle ne les met pas fondamenta­lement en porte-à-faux avec une société où les discours ambiants – sabir managérial qu’on parle dans les entreprise­s et les administra­tions, palabre politico-sociétale déversée par les médias – relèvent d’une manière générale de la bouillie. Il n’est plus nécessaire de faire preuve d’exigence en matière de langue pour trouver ses marques ou frayer son chemin dans cette société. Les « stratégies de communicat­ion » suffisent, entend-on dire par les plus cyniques.

Mais j’attends toujours qu’on me montre en quoi peut bien consister une stratégie qui n’a ni réserves ni points d’appui. •

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