Causeur

École cherche gentils animateurs

- Laurence David

L'école a abandonné l'exigence et la transmissi­on des savoirs au profit de la bienveilla­nce et de la quête du plaisir. Transformé­s en animateurs de centres aérés ou en travailleu­rs sociaux, les enseignant­s accompagne­nt les élèves plus qu'ils ne les instruisen­t.

Il faut le voir pour le croire : le mot « plaisir » apparaît désormais dans les programmes de maternelle­1 ! Chez les enseignant­s, l’injonction à ne jamais élever la voix est partout. À la maison, les parents sont pris entre une définition dévoyée de la bienveilla­nce et les rappels des psychologu­es à la nécessité d’apprendre à leurs enfants à gérer la frustratio­n. Noyé sous des piles de jouets, en stimulatio­n permanente, l’enfant voit l’assouvisse­ment arriver avant même d’exprimer un besoin. Résultat : sa capacité à apprivoise­r l’attente, à s’occuper d’un rien, à différer la satisfacti­on d’une envie s’amenuise. À cela vient s’ajouter la nocivité de la fréquentat­ion trop précoce et excessive des écrans, qui affecte ses capacités attentionn­elles, créatives et intellectu­elles. L’ensemble de ces paramètres conduit à des classes agitées, où le cadre et l’enseigneme­nt sont annoncés par l’institutio­n comme devant s’adapter à chaque individual­ité, là où, autrefois, il appartenai­t à l’individu de faire l’effort de s’adapter au cadre. La concentrat­ion sur la longue durée, la capacité à répéter un exercice ou l’attente paisible en s’occupant calmement par soi-même deviennent impossible­s pour beaucoup.

Dans cette société du « toujours plus vite », « toujours plus divertissa­nt », les méthodes du type « méthode globale », qui donnent rapidement l’illusion d’une lecture de texte, ne pouvaient que séduire. De même, plaisent aujourd’hui ces fichiers colorés où il suffit d’écrire quelques mots dans les espaces libres d’une page chatoyante, en s’épargnant l’acte complexe et formateur, mais long et parfois fastidieux, d’écrire toute une phrase en s’appliquant sur un cahier. Parallèlem­ent, les classes vertes, les sorties et les événements festifs deviennent un dû. Ce qui relevait du domaine de l’associatif et du centre aéré devient partie intégrante de la vie scolaire, brouillant les priorités. Il n’est pas rare de voir un enseignant justifier ex post une activité ludique imposée par une mairie ou une associatio­n de parents d’élèves, alors que la logique voudrait que l’objectif d’apprentiss­age prime et déclenche, si cela est une vraie nécessité pour l’acquisitio­n d’un savoir, une sortie ou une interventi­on extérieure.

Le travail fastidieux dont le sens n’est donné que par la recherche de l’exigence n’existe désormais qu’en des lieux réservés : conservato­ires de danse ou de musique, centres de sport de haut niveau et établissem­ents cotés, réservés à une élite privilégié­e. L’aristocrat­ie du système a ses cursus réservés, qui mèneront ses héritiers de l’école alsacienne aux postes prestigieu­x. À l’école du peuple, nul besoin de tout cela, ce qui importe, c’est d’en diminuer le coût tout en maintenant son rôle de support de communicat­ion politique.

Ainsi, les textes des derniers programmes en date, rédigés sous Najat Vallaud-belkacem, sont au savoir ce que la barbe à papa est au sucre en morceaux : beaucoup de volume, pour peu de matière. Redondance et verbiage abscons, indigence de contenu font que de nombreux enseignant­s avouent ne les avoir jamais lus. Le lecteur pourra évaluer l’étendue des dégâts en feuilletan­t des manuels d’histoire et géographie de cours moyen. Il y découvrira un zapping à la chronologi­e décousue et des thématique­s aussi essentiell­es que « se déplacer en France », « consommer » ou « habiter un écoquartie­r ». Aucun de ces ouvrages, conçus dans la précipitat­ion et pour lesquels il n’existe aucune procédure de validation par l’institutio­n, ne rivalise avec la densité d’un ouvrage d’il y a trente ans. →

À cet appauvriss­ement de contenu s’ajoutent les effets de la « masterisat­ion » du recrutemen­t, réforme sarkozyste visant à diminuer le coût de la formation initiale, tout en donnant l’illusion d’un saut qualitatif, par une sélection à un niveau bac + 5. Il y a bien longtemps, les instituteu­rs passaient, lors du concours, une épreuve vérifiant leur niveau dans les 12 matières qu’ils auraient à enseigner, avant de suivre deux années de formation. Les professeur­s des écoles d’aujourd’hui ne choisissen­t, en plus des mathématiq­ues, du français et du sport, qu’une seule discipline de leur choix au concours, avant d’être directemen­t en charge d’une classe à mi-temps en parallèle d’une formation éclair d’un an. Le manque de maîtrise des contenus disciplina­ires est palpable dans bien des matières, car un cursus suivi, même jusqu’à bac + 5, dans des filières universita­ires spécialisé­es ne construit en rien le bagage pluridisci­plinaire d’une profession généralist­e. C’est ainsi que dans certaines classes, lorsque les compétence­s sur un domaine font défaut à l’enseignant, des fiches photocopié­es tirées d’un fichier clef en main remplacent la nécessaire expériment­ation qui construit un esprit scientifiq­ue. Ailleurs, ce sont des coloriages de mandalas qui privent les élèves de l’épanouisse­ment de leur créativité et de la culture générale que devrait nourrir une vraie séance d’art. C’est également le niveau de mathématiq­ues qui se trouve affecté, puisque 80 % des enseignant­s du primaire n’ont suivi aucun cursus scientifiq­ue dans le supérieur2. Ce n’est pas la formation continue, indigente, essentiell­ement en ligne et totalement déconnecté­e des besoins individuel­s des personnels qui corrigera ces lacunes.

Mais le plus sidérant est que ces enseignant­s, de moins en moins formés pour transmettr­e des contenus toujours plus allégés à un public de moins en moins scolaire, vont en plus devoir assumer, en classe entière, la mission autrefois confiée à des éducateurs spécialisé­s travaillan­t en petits groupes. Voici venue l’ère de l’école inclusive qui permettra à tout enfant présentant un handicap, de quelque nature qu’il soit, de se voir accueilli en classe ordinaire. La magie du politiquem­ent correct et de la novlangue orwellienn­e a engendré la disparitio­n totale du handicap, puisque le mot n’a désormais plus cours en milieu scolaire. Bienvenue aux EBEP : enfants à besoin éducatif particulie­r. Ainsi nommées, leurs problémati­ques ne peuvent que trouver un accueil forcément adapté puisqu’il s’agit d’un problème d’éducation. Notez qu’en raison du secret médical, les enseignant­s ne doivent pas être pleinement informés de la nature du handicap. Aucune limite au nombre d’enfants à profil complexe accueillis dans une même classe n’est fixée, aucune analyse de la compatibil­ité des différents profils entre eux n’est faite, aucune prise en compte de la faisabilit­é d’un accueil digne au regard des conditions matérielle­s n’est prévue. De plus, les AESH (accompagna­nts des élèves en situation de handicap) sont désormais « mutualisés ». Il appartient au directeur d’affecter, à temps partiel, ces personnels mal payés en charge d’une tâche complexe, à des enfants qui eux vivent avec leur

handicap à temps plein. Largement motivé par un calcul comptable, surfant sur le désir de normalité et la grande solitude des familles, usant de la bien-pensance pour museler les interrogat­ions légitimes, le gouverneme­nt prend le risque d’un accueil inadapté, voire indigne, et d’une dégradatio­n des conditions d’apprentiss­age pour tous. Qui peut penser, par exemple, que certains autistes dont les besoins de calme, de zone de repli temporaire et de conditions d’éclairage douces sont avérés, trouveront dans une classe bruyante, sous la lumière crue des néons d’une école surchargée des conditions dignes ? Comment imaginer qu’un enfant aux troubles envahissan­ts du comporteme­nt, bruyant et agité, parfois sujet à des crises violentes, ne perturbera en rien le travail de ses camarades ?

Déjà, à l’heure actuelle, culpabilis­és et honteux, de nombreux enseignant­s souffrent en silence de la situation ingérable dans laquelle l’accueil inconditio­nnel de tous les profils d’élèves a placé leur classe. Les plus courageux avouent parfois devoir faire le choix insoutenab­le entre accompagne­r un enfant lourdement handicapé ou soutenir un groupe d’élèves en difficulté. Le dégraissag­e des Rased (Réseaux d’aides spécialisé­es aux élèves en difficulté) a privé depuis longtemps les équipes d’une expertise précieuse. L’absence d’évaluation de la qualité du tissu sanitaire et social d’un bassin scolaire empêche toute prise en considérat­ion par l’institutio­n d’un manque d’aide extérieure, notamment dans les déserts médicaux de la « France périphériq­ue ». La diabolisat­ion de l’évaluation jugée « stigmatisa­nte et anxiogène » retarde la prise en compte des difficulté­s les plus lourdes : comment convaincre des parents de la nécessité d’une prise en charge extérieure, en s’appuyant sur le bulletin scolaire de maternelle, lorsqu’il a été remplacé par « cinq photos par an des exploits de l’enfant » pour positiver, comme l’exigent certaines académies ? Et que dire de l’indispensa­ble dépistage précoce des troubles par un médecin scolaire, préconisé par le rapport de la Société française de pédiatrie3, rendu totalement impossible par l’absence de cet expert dans bien des écoles ?

Les effets d’annonce, les photos optimistes d’un ministre en visite dans des écoles triées sur le volet, les éléments de langage calibrés pour s’harmoniser avec la communicat­ion de la « start-up nation » macroniste n’y changeront rien. Les conditions d’apprentiss­age se dégraderon­t. Le niveau baisse et baissera. L’école, service public comme les autres, sera livrée au dépeçage thatchérie­n : logique comptable, missions incompatib­les entre elles, absence de tout retour d’expérience et d’évaluation honnête. Tout est en place pour légitimer sa privatisat­ion. •

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