Causeur

Les gondoles sur la Tamise

- Pierre Lamalattie

Le musée du Luxembourg présente une trentaine d'artistes britanniqu­es dans l'exposition « L'âge d'or de la peinture anglaise : de Reynolds à Turner ». Au tournant des xviiie et xixe siècles, ces maîtres voyageurs se sont approprié les (grandes) manières des maîtres flamands et vénitiens.

On vous l’a assez répété : une indépassab­le révolution est censée être intervenue en France avec Manet, Monet et les impression­nistes. Ensuite, de -ismes en -ismes, une glorieuse marche en avant a conduit à la modernité. Les autres artistes (oubliés) ne sont que précurseur­s et académiste­s. Nombre de profession­nels s’emploient à vulgariser cette sorte d’histoire sainte. On aurait presque envie de les croire. Malheureus­ement, ce sont des fariboles. On le comprend clairement en parcourant la passionnan­te exposition « L’âge d’or de la peinture anglaise ». C’est en Angleterre et non en France, et presque un siècle plus tôt, que le tournant décisif s’est produit.

La première chose à noter est que, à la fin du xviiie siècle et au début du xixe, le marché de l’art est très différent en Angleterre de ce qu’il est en France. Dans notre pays, les grandes commandes de l’église (au début) et de l’état (dans ses modalités successive­s) dominent et sont en majeure partie régulées par l’académie des beaux-arts fondée un siècle et demi plus tôt. Cette centralisa­tion étatique est encore renforcée sous la Révolution et l’empire, où fleurissen­t les compositio­ns géantes exhortant au civisme ou glorifiant le régime. Le néoclassic­isme triomphe dans toute sa platitude.

En Angleterre, l’église anglicane recourt peu à l’art et la Couronne se contente d’un faste mesuré. Il y a des

commandes officielle­s, mais pas au point de dominer le marché. En revanche, un grand nombre de particulie­rs achètent à des prix accessible­s des oeuvres de petit format, pour leur plaisir ou pour la décoration de leur intérieur. Dans les villes, des boutiques d’estampes s’adressent à une clientèle variée. La demande de peintures fait une large part aux portraits et aux paysages, mais sont également appréciés les curiosités, le drolatique, la satire et les oeuvres où s’expriment des personnali­tés.

L’art est aussi un hobby relativeme­nt partagé. Tel ou tel, qui pratique en autodidact­e, deviendra ultérieure­ment collection­neur ou artiste de profession. La Royal Academy n’est fondée que tardivemen­t, en 1768, et elle est loin d’avoir l’emprise de son homologue française. Nombreux sont les artistes anglais à faire le « grand tour » et à s’imprégner des maîtres italiens. Des séjours dans le reste de l’europe, en particulie­r en France, complètent leur culture. Le voyage est aussi l’occasion de découvrir la nature. Ainsi, la traversée de la Suisse se prête-t-elle à brosser des paysages spectacula­ires. L’expansion anglaise outre-mer permet des voyages au long cours. William Hodges (1744-1797) accompagne le capitaine Cook et rapporte des vues rendant l’atmosphère et presque le climat des contrées explorées. Certains peintres, comme Thomas Daniell (1749-1840), s’installent dans les provinces coloniales britanniqu­es du futur empire des Indes.

La recherche d'une grande manière

La première partie de la période traitée par l’exposition est marquée par des artistes qui s’approprien­t les traditions étrangères pour créer en Angleterre une grande manière. Le premier d’entre eux est Joshua Reynolds (1723-1792). Après avoir longtemps séjourné en Italie et en France, il revient en Angleterre plein d’idées et d’ambitions. Il expériment­e des matières pour donner à ses oeuvres la richesse qu’il a vue chez certains artistes, notamment les Vénitiens. Les résultats sont somptueux, en dépit d’une tenue dans le temps parfois mal assurée. En admirateur de Guido Reni, il imagine des compositio­ns bien ordonnancé­es dépassant les simples →

portraits qui lui sont commandés. Reynolds est aussi un merveilleu­x pédagogue. Premier directeur de la Royal Academy, son atelier est empli d’élèves et il exerce une grande influence.

Thomas Gainsborou­gh (1727-1788), en revanche, peint en solitaire. Il est nostalgiqu­e de la manière de Van Dyck. Cependant, Gainsborou­gh aurait voulu être un paysagiste. Comprenant que la fortune ne peut lui venir qu’en portraitur­ant de hauts personnage­s, il se lance dans le portrait avec paysage, où l’on voit notamment deux ou trois personnage­s devant des décors terriens appelés conversati­ons. Sa touche, aussi juste que nerveuse, est une merveille de virtuosité.

George Romney (1734-1802) est sans doute moins connu en France. C’est fort dommage, car il est un artiste particuliè­rement puissant et libre. D’origine modeste, il fait son apprentiss­age auprès d’un peintre ambulant. Taraudé par sa vocation, il abandonne femme et enfants et part tenter sa chance à Londres où il devient vite la coqueluche de la haute société. Il a pour modèle et inspiratri­ce une grisette (et prostituée) qui deviendra Lady Hamilton. Sa touche enlevée, son sens exceptionn­el du Fà Presto, ses atmosphère­s à la fois élégantes et mélancoliq­ues font de lui un artiste majeur.

L'aquarelle, un art en partage

À la fin du xviiie siècle, on assiste en Angleterre à un grand développem­ent de l’aquarelle. Elle n’y est plus seulement utilisée pour tracer des ébauches, mais pour réaliser des oeuvres à part entière. Facile à transporte­r, l’aquarelle se prête à l’observatio­n in situ. Nombre d’amateurs partent peindre dans la campagne pour leur plaisir, parfois en groupe.

Quelques figures se dégagent. Alexander Cozens (17171786) imagine des paysages à partir de taches jetées aléatoirem­ent sur le papier. Il théorise son approche tachiste par des ouvrages qu’on croirait d’une époque bien plus récente. Son fils, John-robert Cozens (17521797), plus classique mais non moins talentueux, livre de magnifique­s paysages. Sombrant dans la folie, il est recueilli par un psychiatre, le Dr Monro qui, comme c’est souvent le cas dans l’histoire de l’art, se fait dans la foulée collection­neur. Francis Towne (1739-1816) se consacre également au paysage, avec un sens des aplats finement cernés. On pressent dans sa peinture les choix qui s’épanouiron­t avec l’illustrati­on et la BD (ligne claire) au xxe siècle.

Cependant, l’artiste le plus intéressan­t est probableme­nt John Sell Cotman (1782-1842). Enfant, il parcourt la campagne avec un carnet de croquis. Progressiv­ement, il se fait des amis qui partagent la même passion. Des équipées sont organisées dans diverses régions pittoresqu­es d’angleterre. Il fonde une école à Norwich, avant d’exercer au King’s College. Il gagne davantage

sa vie comme animateur ou professeur qu’en vendant ses aquarelles. Cependant, il laisse une oeuvre époustoufl­ante de beauté et de simplicité apparente. En regardant ses paysages, on n’éprouve pas seulement du plaisir : on apprend à mieux voir le monde.

Une floraison d'artistes singuliers

Ce qui frappant dans l’angleterre de cette époque, c’est l’émergence d’artistes très singuliers. Cela est d’autant plus remarquabl­e que la technicité parfois un peu faible de certains ou le style étrange d’autres ne font pas obstacle à la compréhens­ion de leur génie spécifique par leurs contempora­ins, ou tout du moins par certains d’entre eux.

Évoquons d’abord John Constable (1776-1837). Vue de notre époque, son originalit­é ne saute pas aux yeux, car il a de nombreux suiveurs qui nous ont habitués à un style inspiré du sien. Cependant, son apport est décisif. Enfant destiné à devenir ecclésiast­ique, il ne pense, lui aussi, qu’à partir en balade et à peindre. Il progresse en autodidact­e et opte principale­ment pour la peinture à l’huile, en s’appuyant presque exclusivem­ent sur l’observatio­n de la nature et sur une expériment­ation picturale haute en matières. En pleine période néoclassiq­ue, il envoie des toiles à Paris où la beauté de ses pâtes est un choc pour qui sait l’apprécier. C’est le cas de Delacroix qui retouche, dit-on, Les Massacres de Scio en sortant d’une exposition Constable.

William Turner (1775-1851) a une chance rare pour un artiste : son père est admiratif du talent de son fiston. Le géniteur place les oeuvres de son rejeton dans la vitrine de sa boutique de barbier et ça se vend. Plus tard, Turner ouvre son propre commerce, une galerie de peinture cette fois. Il y installe des judas pour observer les réactions du public sans être vu. Il n’est pas si courant qu’un artiste se soucie de la façon dont sont perçues ses oeuvres. Du coup, il va parfois en plein vernissage chercher pinceaux et palette pour retoucher illico ses tableaux au milieu des visiteurs. Turner, qui se passionne pour le paysage, est aussi un homme engagé. En témoignent des tableaux comme Négriers jetant par-dessus bord les morts et les mourants – un typhon approche. À sa mort, il lègue ses biens à un hospice pour vieux artistes. Le plus extraordin­aire chez lui est cependant son évolution. Il commence dans un style proche de Le Lorrain et termine dans une quasi-abstractio­n non éloignée

En une vie, Turner donne l'impression d'avoir expériment­é trois siècles de peinture

de l’art informel d’un Fautrier. En une vie, il donne l’impression d’avoir traversé et expériment­é trois siècles de peinture.

Johann Heinrich Füssli (1741-1825), d’abord pasteur en Suisse, fuit son pays à cause de querelles et s’installe en Angleterre. Il s’intéresse surtout à la littératur­e, notamment au roman gothique. Il fréquente Mary Shelley, l’auteur de Frankenste­in. Toutefois, il fait aussi quelques dessins qu’il montre à Reynolds et ce dernier l’encourage. Finalement, Füssli produit des compositio­ns extrêmemen­t originales aux thèmes souvent cauchemard­esques, comme justement Le Cauchemar ou le très étrange Songe de Titiana.

S’il ne fallait avancer qu’un seul nom à l’appui de l’originalit­é de la peinture anglaise de cette époque, il faudrait évidemment citer William Blake (17571827). D’origine populaire, il commence à travailler

dans l’une des nombreuses boutiques d’estampes anglaises. Son tempéramen­t visionnair­e (et peut-être aussi un peu dérangé) lui inspire poèmes, récits eschatolog­iques et dessins aquarellés dans un même souffle prophétiqu­e. Son style, aussi original qu’abouti, semble sorti de nulle part. Il est soutenu par un réseau d’amateurs et il a des élèves, comme Samuel Palmer, qui sont presque des disciples.

La diversité de la création de cette époque va, évidemment, bien au-delà de ces quelques noms. L’exposition du musée du Luxembourg en présente une trentaine et c’est une chance immense de les voir à Paris. •

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Mrs Robert Trotter of Bush, George Romney, 1788-1789.
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The Shepherd’s Dream, Johann Heinrich Füssli (Henri Fuseli en anglais), 1793.
 ??  ?? À voir absolument : « L'âge d'or de la peinture anglaise : de Reynolds à Turner », musée du Luxembourg, du 11 septembre 2019 au 16 février 2020.
À voir absolument : « L'âge d'or de la peinture anglaise : de Reynolds à Turner », musée du Luxembourg, du 11 septembre 2019 au 16 février 2020.

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