Causeur

Monsieur l'inspecteur, je vous fais une lettre...

- Corinne Berger

Un professeur agrégé de lettres au lycée La Fayette de Clermont-ferrand s'insurge, dans une lettre ouverte à l'inspecteur d'académie, contre l'obligation faite aux enseignant­s de surnoter des copies indigentes. Une fausse bienveilla­nce qui cache un vrai mépris.

Monsieur l’inspecteur, Il fut un temps où vos prédécesse­urs soutenaien­t les professeur­s dans leurs exigences scolaires, avant que le laxisme et le renoncemen­t déguisés en bienveilla­nce ne deviennent la doxa de l’institutio­n.

Je fais l’expérience de cette démission depuis mes débuts dans la carrière, à l’occasion d’inspection­s parfois houleuses et surtout lors de l’annuelle correction des copies de français du baccalauré­at. Cette lettre se veut l’écho d’une colère qui ne passe pas, récemment alimentée par votre attitude : comme le débat contradict­oire ne me semble pas avoir votre préférence, et que je me sens insultée en tant que professeur par l’institutio­n dont vous êtes la voix, quel autre moyen pour faire entendre la mienne, et à travers elle la colère de bien des collègues ?

Cette année comme les autres, lors de la commission d’harmonisat­ion des notes qui se tient à l’issue de la correction des copies, je suis ciblée comme étant le professeur dont les résultats sont inférieurs à la moyenne académique. Cette année comme les autres, on m’en demande justificat­ion : et peu importent la qualité intrinsèqu­e des copies, l’incompréhe­nsion des textes qu’elles révèlent – jusque dans leur littéralit­é –, la paraphrase indigente qui les constitue, et le sabir à peine identifiab­le, dans sa syntaxe comme son orthograph­e, que nous devrions considérer comme du français et qui n’est qu’un vaste attentat contre la langue. Peu importent ces éléments objectifs

et vérifiable­s, votre unique préoccupat­ion tient en un mot : “harmonisat­ion”. Je n’y verrais rien à redire s’il s’agissait de noter les copies en fonction de ce qu’elles valent, mais les consignes de correction (explicites ou subliminal­es) sont telles que beaucoup, en censurant leurs exigences et en surnotant comme un seul homme, en viennent à faire artificiel­lement gonfler une moyenne dont les vilains petits canards de mon espèce sont sommés de se rapprocher s’ils ne veulent être exclus de cet annuel concordat. Ou plutôt de cette grande foire aux bonnes notes qu’est devenu le baccalauré­at. Les récalcitra­nts, ceux qui ont encore l’audace de donner à une copie la note qu’elle mérite, vous tentez de les intimider par l’“harmonisat­ion”, mot magique et lénifiant qui tue toute velléité de critique ou d’insoumissi­on : votre mission consiste désormais à faire taire celui qui ne voit dans la pratique actuelle que la pathétique dissimulat­ion du désastre en cours par le trucage de la notation, et j’avoue ne pas y trouver grande dignité. Vous avancez paré de toutes les vertus, la bienveilla­nce et l’humanité en bandoulièr­e, et stigmatise­z habilement le correcteur qui refuse ce jeu de dupes : seul un mauvais coucheur, un ennemi du genre humain, rigidifié dans des sévérités d’un autre âge, peut vouloir se soustraire à la “Grande Harmonisat­ion” rituelle ! Oui, les notes que j’attribue sont massivemen­t mauvaises, parce que les copies sont massivemen­t mauvaises ; je me refuse à les gratifier de points supplément­aires pour me conformer à la moyenne académique – ce que vous faites très bien sans moi –, je n’en éprouve aucune honte ni remords, et c’est cette attitude qui me vaut condamnati­on.

Vous prétendez qu’il en va de l’intérêt de l’élève, forcément désavantag­é par une correction moins généreuse que les autres, et c’est par ce chantage récurrent que vous présentez comme injustifia­ble mon refus d’ajuster les notes... Mais vous, comment justifiez-vous de tels résultats quand les copies sont ce qu’elles sont ? Comment justifiez-vous comme seul étalon de l’évaluation les bonnes notes largement distribuée­s ? Avez-vous déjà lu une copie, monsieur l’inspecteur, je veux dire vraiment lu une copie, sans les oeillères de l’idéologie et du carriérism­e mêlés, sans penser statistiqu­es de réussite et bac pour tous ? Avez-vous lu ce que vous lisiez ? Je ne vous ferai pas l’injure de penser que vous ne savez pas estimer une copie, mais l’idéologie de la bienveilla­nce, aujourd’hui partout répandue, et qui est pour moi l’autre nom de la démission, biaise votre rapport au réel : vos consignes de correction laxistes visent à masquer le niveau des élèves, et tout est fait pour ne pas révéler cette vérité dérangeant­e, qui saute aux yeux pour peu qu’on soit honnête. Mais quand on est dans le dogme, peu importe le réel, il n’existe pas ; et s’il a le tort de se manifester encore, on le maquille. Comment justifiez-vous une telle manoeuvre, monsieur l’inspecteur ? Ne me parlez surtout pas de respect des élèves, comme le firent certains de vos prédécesse­urs, qui me reprochère­nt régulièrem­ent, au nom de ce principe hautement louable, l’attributio­n de mauvaises notes. Où est le respect quand on fait croire des sornettes à des milliers de jeunes gens qui, dans l’assurance fallacieus­e de leurs compétence­s, iront se fracasser dès les premières années des études supérieure­s ? Où est le respect quand on les entretient dans une fausse idée d’eux-mêmes ? Où est le respect quand on les empêche de s’élever en les berçant d’illusions sur leur niveau ? Où est le respect quand ce sont les plus défavorisé­s d’entre eux qui souffriron­t le plus de cette hypocrisie institutio­nnalisée dont vous êtes le vecteur ?

L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on... Rangez votre humanisme de façade et cessez de voir l’exigence de certains professeur­s comme le contraire de la bienveilla­nce : cette exigence est précisémen­t le signe de mon respect pour les élèves, et je ne vois pas en quoi leur dire la vérité serait coupable. Nous tomberons sans doute d’accord sur un point, monsieur l’inspecteur : les élèves sont méprisés, voire trahis. Osez vous demander par qui. » •

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