Causeur

C'ÉTAIT ÉCRIT UN BONHEUR INSOUTENAB­LE

Si la réalité dépasse parfois la fiction, c'est que la fiction précède souvent la réalité. La littératur­e prévoit l'avenir. Cette chronique le prouve.

- Par Jérôme Leroy

Il y a parfois, dans la chaleur de l’été, un moment où, à la lecture d’un article de presse à l’air anodin, une sueur glaçante vous sort de votre léthargie : Le Monde, édition du 10 août, pages intérieure­s : « L’état se met aux sciences comporteme­ntales ». Sous-titre : « Par l’incitation douce, le gouverneme­nt cherche à concevoir des politiques sans contrainte­s ni sanctions ». L’idée de transforme­r le gouverneme­nt des peuples en une science exacte : angoisse immédiate. L’idée ne date pas d’hier, et elle n’est pas nécessaire­ment totalitair­e, au moins dans l’intention. On se souvient pourtant du Rousseau du Contrat social, en apparence une mécanique parfaite, mais où, parfois, « on forcera le citoyen à être libre ». Pour éviter que cette contrainte soit trop voyante – LBD, grenades de désencercl­ement –, le gouverneme­nt songe donc au « nudge » qui est, nous dit l’article, une technique qui vise à modifier le comporteme­nt et à « pousser les gens à choisir l’option que l’on juge préférable », comme l’explique un professeur genevois de psychologi­e. Hérité du marketing, le « nudge » a été appliqué en politique dès Blair et Obama, mais constate l’article, « la France a du retard ». « Nous avons vu, nous, ce qu’il y a d’extrême dans la servitude, alors qu’on nous épiait pour nous ôter tout usage de parler et d’entendre. L’on nous eût même ravi le souvenir avec la parole, s’il nous eût été possible d’oublier aussi bien que de nous taire. » C’est Tacite, qui dans le prologue à La Vie d’agricola raconte les dernières années du règne de Néron, finalement assez dans la philosophi­e du « nudge ». Cet espionnage est doux, il s’agit même de vous faire oublier que vous êtes espionné, raffinemen­t qui n’existait pas, au contraire, dans 1984. « Ces techniques peuvent inquiéter. Mais on ne veut pas faire le bonheur des gens malgré eux. Il faut donc que la démarche soit parfaiteme­nt partagée, transparen­te », affirme Stéphane Giraud, chargé de l’applicatio­n du « nudge » à la Transition écologique. On veut bien le croire, mais il n’en a pas l’air bien convaincu lui-même. Adieu la responsabi­lité, la lucidité et le libre arbitre, car nous sommes trop bêtes pour choisir ce qui est bien pour nous. C’était la base d’une dystopie terrifiant­e et un peu trop oubliée d’ira Levin, au titre révélateur, Un bonheur insoutenab­le : « “Pourquoi la Famille ne peut-elle pas prendre ses décisions elle-même ?” demanda Copeau. Wei mâcha et avala : “Parce qu’elle n’en est pas capable. Pas capable de le faire raisonnabl­ement, pour être plus précis. Si elle n’est pas traitée, elle est... bon, vous en avez eu un échantillo­n sur votre île : mesquine, stupide et agressive, motivée avant tout par des considérat­ions égoïstes.” » Bienvenue chez nous, camarade « nudgé », tu vas voir, tout va très bien se passer… •

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