AU LAUSANNE-PALACE
Mon iphone m’apprend que c’est l’anniversaire de Marie. Depuis quatre ans, elle passait l’été avec moi au Lausanne Palace, chambre 612. J’y suis seul maintenant et j’y suis mieux. Elle viendra demain avec Bernard L. et je ne suis même pas certain d’avoir envie de la revoir. Non que je sois jaloux ou dépité, mais elle suit une voie qui n’est plus la mienne. Le temps de vie d’une passion est forcément limité. Nous avons aspiré le meilleur. Avons-nous envie de nous contenter de la fadeur des relations qui n’ont plus aucune raison d’être ? J’en doute. Je lui ai quand même envoyé un mail affectueux. Feindre des sentiments que je n’éprouve pas, cela me connaît.
La passion, je l’ai découverte avant de m’endormir en lisant le mail d’une certaine Valérie qui m’écrit (je précise que je ne la connais pas) : « Cette nuit sera un peu particulière puisque pour la première fois depuis longtemps, tu ne seras pas dans mes bras. N’y pensons pas et gardons en tête le souvenir des meilleures soirées et nuits passées ensemble. »
Des pages et des pages sur le même ton accompagnées de photos suggestives. Dieu, conclutelle, veut que nous soyons ensemble. Ce zeste d’érotomanie mystique m’a ravi avant de sombrer dans le sommeil en songeant : « Enfin seul ! » Michel Moret, l’éditeur de l’aire à Vevey, m’a apporté un bref roman : Le Maître parfumeur, de l’écrivain japonais Nagaoka Taeko que je me suis empressé de lire. Il rappelle : Les Belles Endormies, de Kawabata. Qui était Nagaoka Taeko ? Son excellent traducteur, Charles Timon, a tenté de percer le mystère. En pure perte. À part quelques poèmes parus sous ce nom dans la revue phare de l’école des nouvelles sensations, il ne parvint pas à retrouver sa trace. Ce bref roman s’achève d’ailleurs sur une disparition. Après avoir fréquenté pendant des années une maison de plaisir, le maître parfumeur embarque clandestinement sur un navire au nom français : La Traversée. Une forme de suicide déguisé ?
Le mystère demeure intact. Rien n’est explicite. Comme le premier rendez-vous dans cette étrange maison de passe. À quand remontait son premier rendez-vous ? se demande le maître parfumeur. Il ne s’en souvient plus. Le souvenir n’est plus qu’un fantôme, quelque chose auquel longtemps on s’était attaché et qui maintenant n’est plus qu’une chose qu’on raconte avant d’embarquer pour l’inconnu. S’il y a un grand art, c’est l’art de disparaître. Les écrivains japonais en sont les maîtres incontestables. Et c’est pourquoi il faut lire ce bref chefd’oeuvre : Le Maître parfumeur.
Même au Lausanne Palace, je ne peux m’empêcher de souscrire à la réflexion de Georg Büchner : une erreur a été commise quand nous avons été créés. Il nous manque quelque chose que nous ne parvenons pas à nommer. Mais nous n’allons pas nous fouiller mutuellement les entrailles pour l’en extraire. Nous ne sommes que de misérables alchimistes : les plongées scientifiques dans nos cerveaux n’y changeront rien. Les déficits de matière grise ne concernent pas que les serial killers.
Tous les matins devant la porte de ma chambre, la 612 évidemment, je trouve deux quotidiens : Le Figaro et Le Temps. J’aime retrouver dans le premier les chroniques de mon ami Rioufol, ainsi que celles de Zemmour, et dans le second une certaine couleur locale qui me rappelle
ma jeunesse lausannoise. Aujourd’hui, par exemple, des extraits d’une correspondance entre l’écrivain italien Carlo Coccioli (19202003) et le poète vaudois Gustave Roud (18971976). Gustave Roud est une gloire locale et je m’y suis peu intéressé, sans doute par une forme de snobisme cosmopolite hérité de ma mère.
En lisant les quelques lettres présentées par Daniel Maggetti, je me rends compte de mon erreur : Gustave Roud est un immense écrivain et pour me faire pardonner je citerai ces quelques lignes où il parle de sa sécheresse intérieure qui l’empêchait de répondre à son ami Coccioli : « Vraiment, si des paroles naissaient en moi, je ne savais plus qui parlait. Et ce personnage nouveau me remplissait de honte, on aurait dit une basse caricature de celui que je croyais être, le Mr Hyde qui eût lentement et définitivement triomphé du Dr Jekkyl (le conte de Stevenson m’a toujours rempli d’épouvante !). En un mot, je ne me sentais plus digne d’écrire à mes amis. » Suivent de très belles évocations d’un jeune garçon à la peau dorée qui habite en pleine campagne vaudoise et dont il aimerait faire l’intercesseur entre deux mondes, celui où nous vivons et celui de nos morts. Il y aurait retrouvé avec lui ceux qui, si souvent, eux aussi, essaient de nous retrouver désespérément. Il m’arrive la nuit d’appeler mon père, jamais ma mère. •