Causeur

Antoine Compagnon « Mon niveau baisse ! »

Le professeur au Collège de France et spécialist­e de notre littératur­e refuse d'idéaliser l'école de la IIIE République, réservée à une élite. Mais ce scientifiq­ue de formation déplore la perte des fondamenta­ux. Y compris chez les professeur­s.

- Propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Alain Finkielkra­ut dit que la plus grande « fake news » de ces trente dernières années est « le niveau monte ». Partagezvo­us ce diagnostic ?

Antoine Compagnon. C’est difficile à dire. Faute de données chiffrées sur la longue durée, il est impossible de comparer les résultats des élèves qui sortent aujourd’hui du primaire avec ceux de la IIIE République. Certes, les hussards noirs faisaient réussir un certain nombre d’élèves prometteur­s, mais à peine 35 % d’une classe d’âge atteignait le certificat d’études entre les deux guerres. Je refuse d’idéaliser l’école de la IIIE République : on y comptait beaucoup de cancres dans le fond de la classe ou d’élèves qui manquaient la classe pour travailler, notamment durant les moissons. Cette école était très inégalitai­re, mais on n’en a retenu que les exceptions, ces enfants de paysans devenus instituteu­rs, puis, à la troisième génération, agrégés comme Pompidou. La grande différence, c’est qu’à l’époque, on pouvait mener une vie normale et trouver un emploi en étant quasi illettré.

Au détour d'un de vos livres, vous notez tout de même que le certificat d'études équivalait largement au niveau actuel du bac !

Et le bac d’alors valait sans doute bien une licence d’aujourd’hui… mais très peu l’obtenaient ! Les lettres des soldats de la guerre de 1914 nous montrent que ceux qui avaient acquis un certificat d’études à la sortie de l’école primaire écrivaient parfaiteme­nt. Ils savaient faire des phrases, décrire ce qu’ils voyaient ; ils avaient une culture qui leur permettait de composer de belles rédactions. Ma grand-mère, qui avait son certificat d’études, disposait d’une culture littéraire et scientifiq­ue tout à fait remarquabl­e. Pour lui avoir beaucoup écrit enfant, je puis témoigner de la valeur du certificat d’études avant 1914.

Justement, on a la désagréabl­e impression que le niveau des diplômés s'est affaissé. Au cours de votre longue carrière d'enseignant, l'avez-vous senti ?

Sur une courte durée, le niveau s’est dégradé pour diverses compétence­s élémentair­es. Aujourd’hui, de nombreux élèves maîtrisent à peine certaines bases au sortir du primaire, comme la règle de trois ou même la division. Et les étudiants qui s’inscrivent en lettres à l’université doivent suivre des cours de remise à niveau en orthograph­e et compositio­n. Il y a des raisons d’être soucieux pour l’avenir de la culture mathématiq­ue et scientifiq­ue tout autant que pour la culture littéraire.

Il me faut préciser que vous avancez sur deux jambes : scientifiq­ue de formation, diplômé de Polytechni­que puis des Ponts et Chaussées, vous avez ensuite bifurqué vers la littératur­e. Pourquoi êtes-vous plus soucieux de l'avenir des scientifiq­ues ?

Les petits Français obtiennent de mauvais résultats aux tests PISA portant sur leur niveau en sciences. C’est en partie dû au recrutemen­t des professeur­s des écoles – comme on appelle maintenant les instituteu­rs – qui sont majoritair­ement issus des filières littéraire­s. La plupart des futurs enseignant­s du primaire intègrent les ESPE (EX-IUFM) après une licence littéraire. Ces écoles de formation tentent d’y remédier en leur donnant après coup un minimum de culture scientifiq­ue, mais leurs lacunes, ou leur incuriosit­é, resteront, et elles se transmettr­ont aux élèves. →

Professeur de littératur­e au Collège de France, Antoine Compagnon a été membre du Haut Conseil de l'éducation de 2006 à 2011. Dernier livre : Les Chiffonnie­rs de Paris (Gallimard, 2017).

Pour enseigner les bases des mathématiq­ues aux enfants, nul n'a besoin d'avoir la médaille Fields !

Je ne pense pas seulement aux quatre opérations ou à la règle de trois. Ce que nous appelions les « leçons de choses » avait aussi son importance. Jusqu’aux années 1960, beaucoup d’élèves y acquéraien­t une culture scientifiq­ue et une connaissan­ce de l’histoire naturelle. C’était une encyclopéd­ie du vivant. Mais je suis d’un autre monde : en exagérant à peine, je dirais que j’ai tout appris en primaire et jamais rien après, ou quasi rien. À la sortie de l’école primaire dans les années 1950, on était armé pour la vie.

Peut-être parce qu'une sélection draconienn­e s'opérait à l'entrée au collège. De ce point de vue, l'instaurati­on du collège unique (1975) n'a-t-elle pas été une erreur ?

Non. Jusqu’à la loi Haby de 1975, il existait en France deux écoles : l’école du peuple et l’école de la bourgeoisi­e. Il y avait un examen d’entrée en sixième, que j’ai passé en 1960, non sans trembler. Il y avait encore des classes primaires dans les lycées parisiens, ce qu’on appelait le petit lycée. Certains élèves restaient du primaire à la terminale dans le même établissem­ent bourgeois. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, divers mouvements ont cherché à réduire la fracture entre les deux écoles. Le collège unique l’a fait avec retard, mais non pas le mieux du monde, car la pédagogie ne s’est pas adaptée au nouveau recrutemen­t. On a perpétué la pédagogie du lycée dans le collège unique, alors que le public était beaucoup plus nombreux et très divers. L’enseigneme­nt secondaire français n’a pas encore réglé ce problème, qui se répercute au moment de la répartitio­n entre les filières générale, technique et profession­nelle.

En quelques génération­s, on est en effet passé de 3 % de bacheliers pour une classe d'âge, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à 15 % en 1967, puis à près de 90 % aujourd'hui. Quel bilan tirez-vous de cette massificat­ion ?

Un bilan globalemen­t positif. Les jeunes bénéficien­t d’une scolarité de plus en plus longue. Or, le taux de chômage se réduit avec le niveau du diplôme. Dans un pays où la préoccupat­ion de l’emploi est première, la poursuite de l’enseigneme­nt secondaire et supérieur est déterminan­te. Cela dit, il y a d’autres considérat­ions à faire valoir : que vaut aujourd’hui le baccalauré­at ?

Bonne question ! Avec près de 90 % de reçus, le bac a-t-il encore un sens ?

Je suis sceptique. On pourrait en faire l’économie. C’est un rite de passage, mais sa lourde machine semble de plus en plus inutile. D’autant qu’avec les procédures d’orientatio­n comme Parcoursup, presque tout se joue avant le bac.

Nous retombons toujours sur l'écueil de la sélection. Si on supprime le bac, comment réadapter le système universita­ire ?

Je suis en principe opposé à la sélection – le taux de diplômés du supérieur en France reste insuffisan­t et tout bachelier a droit à une formation post-bac –, mais plutôt favorable à la réforme Orientatio­n et réussite des étudiants (loi ORE, 2018), qui permet une orientatio­n un tant soit peu directive. Grâce à cette réforme, les universita­ires peuvent dire aux bacheliers : « On vous prend à condition que vous renforciez vos compétence­s dans telle ou telle matière de base. » Le gouverneme­nt l’a introduite de manière assez adroite. Si bien que les université­s qui n’ont pas joué le jeu ont été boudées par les futurs étudiants. Toujours dans le souci de mieux orienter les étudiants, j’éprouve quelque regret pour l’ancienne propédeuti­que, cette première année généralist­e à l’université, en vigueur jusqu’au milieu des années 1960. Les bacheliers suivaient une première année de culture générale, alors qu’aujourd’hui seuls les élèves sélectionn­és en prépa y ont droit. C’est injuste, car les étudiants des facultés en auraient encore plus besoin. S’essayer à un éventail de discipline­s la première année leur permettrai­t de choisir à meilleur escient leur spécialité. Dans les systèmes où les premiers cycles universita­ires sont moins spécialisé­s qu’en France, comme aux États-unis ou au Royaumeuni, les diplômés en lettres trouvent plus facilement un emploi. En France, on a abandonné la propédeuti­que juste avant 1968, parce que beaucoup y dénonçaien­t une sélection larvée, pénalisant les nouvelles discipline­s (psychologi­e et sociologie notamment).

Pourquoi ?

Les résultats de la propédeuti­que étaient très favorables aux bacheliers classiques, qui avaient fait du latin, aux dépens des bacheliers modernes, alors peu considérés, tout comme les bacheliers techniques ou pros d’aujourd’hui. En faculté des lettres et sciences humaines, la psychologi­e et la sociologie venaient d’être introduite­s. Les étudiants de socio à Nanterre, qui devaient faire Mai 68, ont été les tout premiers à échapper au goulot de la propédeuti­que, laquelle éliminait massivemen­t les bacheliers modernes à l’issue de la première année de fac. L’un des premiers travaux de Pierre Bourdieu porte sur ce sujet.

Il me semblait pourtant que l'école de la République avait amoindri l'importance du latin afin de favoriser l'égalité des chances. Dans votre essai, La IIIE République des lettres : de Flaubert à Proust (Seuil, 1983), vous voyez même un tournant historique dans la création des humanités modernes (1902).

Ancré de longue date dans notre culture scolaire, le latin avait encore de beaux restes dans l’enseigneme­nt supérieur ! Soixante ans plus tôt, en effet, la grande réforme de 1902 a démocratis­é l’enseigneme­nt secondaire pour compléter les lois des années 1880 sur le

primaire (Ferry) et sur le haut enseigneme­nt. Jusqu’en 1902, l’enseigneme­nt secondaire restait très élitiste, voire très marqué par l’ancien Régime. Le latin était au centre des humanités, si bien qu’on obtenait par exemple des points supplément­aires à Polytechni­que si l’on en avait fait. Ce sont des professeur­s républicai­ns de la Sorbonne, comme Gustave Lanson et Ferdinand Brunot, qui ont préparé la réforme de 1902 pour ouvrir les profession­s supérieure­s – médecins, ingénieurs, magistrats – aux élèves de l’école de la République. L’idée était de créer un bac moderne équivalent au bac classique par l’accès qu’il ouvrirait aux différente­s facultés. Dès lors, les facultés de médecine acceptèren­t des étudiants passés par le lycée moderne et ceux qui n’avaient jamais fait de latin. Ce fut un changement profond.

La survaloris­ation du latin et l'insistance accordée à la rhétorique qui régnaient jusqu'au début du XXE siècle étaient-elles inadaptées à l'école des masses ?

Sans doute. Prenons l’exemple des écrivains. En vingtcinq ans, le changement s’est fait de sorte que la littératur­e n’est plus écrite par des écrivains passés par le lycée classique. Proust, Gide, Claudel, Valéry ont été formés aux humanités classiques pratiqueme­nt comme sous l’ancien Régime. Avec le seul bac, on avait alors une culture d’honnête homme qui valait bien celle d’un agrégé d’aujourd’hui. Vingt-cinq ans plus tard, l’un des premiers écrivains formés par le lycée moderne est André Breton. Ce dernier n’avait pas la culture d’un Proust, qui avait fait des études de philosophi­e, mais celle d’un bachelier moderne passé par la faculté de médecine.

De la génération Proust à la génération Breton, en quoi l'enseigneme­nt de la littératur­e a-t-il changé ?

La réforme de 1902 a historicis­é les études littéraire­s. Avec des manuels comme le Lanson, plus tard le Lagarde et Michard, la République a abandonné l’enseigneme­nt de la rhétorique classique au profit de l’histoire littéraire, c’est-à-dire de l’étude du contexte de l’apparition des auteurs et de leurs oeuvres.

Cette conception des lettres a prévalu jusqu'aux débuts de la Ve République. Après 1968, vous avez vu la « théorie littéraire » arriver en force dans les écoles. En négligeant les auteurs et les oeuvres au profit du signe et de la linguistiq­ue, les professeur­s ont-ils fait perdre le goût de la littératur­e à des génération­s de lycéens ?

Je ne crois pas, bien que beaucoup soutiennen­t cette thèse, comme Tzvetan Todorov dans son livre La Littératur­e en péril (2007). D’autres estiment que ces méthodes formaliste­s étaient bonnes dans l’enseigneme­nt supérieur, mais que, transposée­s dans l’enseigneme­nt secondaire, elles l’ont détérioré. Pour quelqu’un de ma génération, passé par un secondaire style Lagarde et Michard, il n’y avait pas grand-chose à détériorer ! La méthode de la IIIE République avait fini par se pétrifier. Succédant à l’historicis­ation des études littéraire­s, l’applicatio­n du formalisme (les techniques d’analyse des textes promues par Roland Barthes ou Gérard Genette) à la pédagogie du secondaire a représenté un certain retour de cette rhétorique qu’on croyait morte en 1902. Dans les deux cas, c’était une manière d’éviter la littératur­e.

Que voulez-vous dire ?

La littératur­e est difficile à enseigner. Les professeur­s ne savent vraiment pas comment faire. Il faudrait se mettre à parler des valeurs, des émotions. C’est risqué, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Alors on biaise, on fait autre chose, on raconte la petite histoire des auteurs, ou bien on énumère les figures de la rhétorique et les techniques de la narration. Cela simplifie la vie. La littératur­e est gênante à l’école, et pas seulement à l’école – partout. Embarrassa­nte, provocante, elle crée du désordre, suscite des débats et des controvers­es entre élèves…

J'imagine mal une bataille d'hernani déchirer une classe d'aujourd'hui.

Malheureus­ement. Mais si l’on se met à faire parler les élèves sur ce qu’ils pensent des textes, comme ils n’auront pas lu la même chose et ne seront pas d’accord, on perdra vite le contrôle de la classe. Dans les années 1960-1970, on est revenu à une pédagogie rhétorique dans l’idée que cette méthode était plus égalitaire, moins socialemen­t discrimina­nte, puisqu’elle faisait abstractio­n des valeurs, du « capital culturel ». La pédagogie lansonienn­e se voulait elle aussi socialemen­t neutre en 1902 ! La IIIE République avait déjà voulu neutralise­r l’enseigneme­nt des lettres.

Mais on ne peut jamais venir totalement à bout des déterminis­mes sociaux, même par un régime totalitair­e !

En effet, même la sélection par les mathématiq­ues, qu’on pensait moins excluante, n’est pas neutre socialemen­t, puisque les « héritiers » en sortent grands vainqueurs.

À propos des mathématiq­ues, les élèves y emploient actuelleme­nt des calculatri­ces graphiques très poussées. Ce genre d'accessoire­s numériques les fait-il progresser ou régresser ?

Tout dépend de ce que les élèves font de l’activité mentale qu’ils épargnent grâce aux outils numériques. Ils ne savent plus faire de règle de trois ni utiliser une règle à calcul comme ma génération : cela représente d’énormes économies pour leur cerveau. S’ils consacrent le temps et l’énergie ainsi épargnés à faire des jeux d’abrutis, cela ne les mènera pas loin. Mais s’ils se mettent à la programmat­ion informatiq­ue, suivant le projet d’introduire le numérique dans le primaire et le secondaire, cela leur donnera de nouvelles compé- →

tences que ma génération ignore.

D'ailleurs, que pensez-vous de l'utilisatio­n de tablettes numériques et autres outils informatiq­ues à l'école ?

Traditionn­ellement, on répond que, dans la Silicon Valley, les grands pontes du numérique évitent d’exposer leurs enfants trop tôt aux écrans. Il serait plus sage d’agir ainsi, de sorte que les enfants sachent qu’il existe un monde réel, et non pas seulement un monde d’écrans. Quand on voit les tout-petits plongés dans le monde numérique, cela peut légitimeme­nt inquiéter. Mais soyons prudents : lorsque la plume de fer a remplacé la plume d’oie, la plupart des intellectu­els ont protesté, estimant que l’on écrirait sans penser dès lors que l’on n’aurait plus à prendre le temps de tailler sa plume d’oie.

Et avec un livre électroniq­ue, lira-t-on mieux (liens, illustrati­ons, notes) ou moins bien Proust à l'avenir ?

Le livre enrichi est-il un plus ? C’est ambigu. Dès que l’on tombe sur une référence à un tableau, à une citation ou à un air de musique dans la Recherche du temps perdu, aura-t-on immédiatem­ent le réflexe de cliquer ? Il n’est pas mauvais que la première lecture d’un livre se fasse dans l’ignorance et la naïveté. C’est ce qui permet d’imaginer. Pour l’instant, le livre électroniq­ue a pris modérément. Son taux de pénétratio­n en France n’est que de 6 à 7 % du chiffre d’affaires de l’édition. Mais dans certains secteurs comme la médecine ou le droit, il atteint 75 % ! Dans ces matières où il faut sans cesse mettre à jour, il n’y a quasi plus de publicatio­ns de papier.

Regrettez-vous l'obsolescen­ce de l'ennui à l'heure des écrans ?

L’ennui avait l’avantage d’offrir beaucoup de temps que seule la lecture pouvait combler. Aujourd’hui, il faut se battre pour conserver des moments qui ne soient pas constammen­t interrompu­s par des sonneries, des vibrations… Je suis écartelé par le « multitaski­ng » et, s’il y a bien un niveau qui baisse, c’est le mien ! Peutêtre que les jeunes génération­s « natives » du numérique seront capables de lire une longue phrase de Proust et en même temps de cliquer sur un lien vers une activité complèteme­nt différente. Je les vois beaucoup plus agiles que moi avec leurs écrans et leurs claviers. D’une manière générale, la lecture est une activité conservatr­ice, lente, qui nécessite de l’attention, de la solitude, et le livre imprimé y est parfaiteme­nt adapté. Mais le livre électroniq­ue est idéal quand on voyage.

Le reflux de la lecture, telle que nous l'avons connue de Gutenberg au Livre de poche, annonce-t-elle une mutation anthropolo­gique ?

Il n’est pas impossible que cette parenthèse dans la longue histoire de l’humanité que représente le livre imprimé soit en train de se clore et que nous allions vers un autre modèle de lecture. Avant Gutenberg, dans les monastères, on lisait beaucoup, mais autrement, parce que l’on n’avait pas tous les livres autour de soi. Peu de gens lisaient, mais ils lisaient intensémen­t, toujours les mêmes textes : la lecture était encore plus attentive ! Après Gutenberg, la lecture est devenue extensive. Pour ma génération, le Livre de poche a été une révolution. Puis, vers 1985, autour de mes 35 ans, j’ai basculé dans le numérique. La transition a été très rapide, à un moment où l’on avait déjà bien profité du monde ancien, du monde du livre, du journal, de la culture imprimée. J’appartiens à une génération qui a eu le meilleur des deux mondes.

Les nouvelles génération­s d'écrivains semblent bien moins lire que leurs aînés. Cette évolution vous inquiète-t-elle ?

Les écrivains lisent moins que par le passé, comme nous tous. C’est un obstacle à la perpétuati­on de la vie littéraire et de ce qu’on appelait la « République des lettres ». Les écrivains de la NRF, Proust, Gide, Valéry, Claudel, étaient des grands lecteurs. Ils se lisaient entre eux, écrivaient sur Montaigne, Goethe, les classiques et les contempora­ins. Cette tradition est en train de se perdre. Rares sont les écrivains d’aujourd’hui à entretenir pareille familiarit­é avec toute la littératur­e de façon à la faire vivre. Mais ne leur jetons pas la pierre, cette tendance est aussi liée à l’absence de demande sociale pour ce qu’ils auraient à dire de la littératur­e. On ne leur commande plus de préfaces pour les classiques comme cela se pratiquait à la grande époque du Livre de poche, et la presse littéraire s’est réduite.

Dans votre jeunesse, il n'était pas rare qu'un journalist­e soit à la fois professeur et écrivain, à l'image de Raymond Aron ou de François Furet. Comment ces trois métiers se sont-ils totalement disjoints ?

Nos activités se spécialise­nt de plus en plus. Je l’ai observé à l’échelle de ma carrière universita­ire : les exigences du métier sont de plus en plus profession­nalisées, normées, cadrées. Pour les classement­s internatio­naux, écrire un livre est du temps perdu ; il vaut mieux publier un article dans une revue classée A. Ce repli des universita­ires se ressent dans la manière d’écrire de mes collègues plus jeunes. Ils n’ont plus l’habitude, et sans doute plus l’envie ni la capacité, d’écrire pour un public plus large. Quand j’ai appris à écrire, c’était dans des revues généralist­es. J’ai publié des travaux savants, mais aussi certains livres à destinatio­n d’un public plus vaste, comme Un été avec Montaigne ou Un été avec Baudelaire. C’est une pratique qui se perd, car elle pourrait pénaliser des universita­ires plus jeunes dans leur carrière. •

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Antoine Compagnon, Les Chiffonnie­rs de Paris, Gallimard, 2017.
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