Causeur

Merci pour le chocolat

- Par Cyril Bennasar

En rentrant de vacances, j’ai repris mes vieilles petites manies masochiste­s et j’ai allumé ma radio sur France Inter. Je l’ai allumée à l’heure où d’habitude je l’éteins, après les infos et avant que le sirupeux Augustin Trapenard se livre à ses flagorneri­es quotidienn­es, à ses admiration­s soumises et gênantes, à la limite de l’obscène et à l’endroit de la célébrité du jour venue faire la lumière sur son ego et la réclame de sa petite production artistique. Ce matin-là, le métrosexue­l obséquieux et aux petits soins recevait la romancière Léonora Miano pour son dernier livre : Rouge impératric­e. Après avoir résumé le propos de son roman, celui d’une Afrique puissante, unifiée et prospère qui accueiller­ait des migrants blancs terrorisés fuyant une Europe envahie et transformé­e par des mouvements de population, telle est la trame du roman que l’écrivain dévoila avec gourmandis­e à l’animateur en plein syndrome de Stockholm qui gloussait de jubilation. Puis l’auteur révéla son projet : « Je propose une sorte de rêve qui nous permet de réfléchir au possible, un matériau pour que nous puissions discuter de comment on peut faire concrèteme­nt. » L’auteur rappela alors l’histoire mêlée des deux continents, la réalité ancienne des échanges et du métissage, de l’hybridatio­n, de la rencontre, des pénétratio­ns et des enrichisse­ments mutuels qui sont à l’origine des sociétés interdépen­dantes que nous connaisson­s aujourd’hui ; bref, ce que nous nous devions les uns et les autres, et l’avenir inexorable­ment commun et consanguin qu’il convenait de préparer. Distrait par les termes accolés de « pénétratio­n » et de « chair », et par le souvenir d’une fille qui « faisait son cul boutique » à Lomé, avec qui j’avais échangé une poignée de francs CFA contre une poignée de morpions, je fus ramené au récit de Léonora par l’exemple qu’elle avait choisi pour illustrer son propos : elle s’était lancée dans la descriptio­n du Blanc qui, chaque matin, boit son chocolat, son café ou son thé, conscient qu’aucune des plantes qui produisent ces breuvages ne pousse chez lui et avait poursuivi son raisonneme­nt en invitant l’européen à repenser sa relation à l’autre. L’image m’a rappelé une blague qui courait au temps de L’URSS : le président polonais est reçu en grandes pompes au Kremlin. On lui a préparé un festin, rien ne manque et l’invité avale les plats les uns après les autres sans dire un mot. À la fin du dîner, on apporte du thé. Le Polonais le boit et se tournant vers ses camarades russes leur dit : « Merci pour le thé. » Les apparatchi­ks étonnés lui demandent alors : « Pourquoi seulement pour le thé ? » Et le président leur répond : « Parce que le thé est russe, tout le reste vient de chez moi. » J’ai alors pensé, à l’invitation de Léonora Miano, à ce que l’europe devait à l’afrique et inversemen­t, j’ai pensé à la médecine, aux hôpitaux, aux vaccinatio­ns, à la natalité et à l’explosion démographi­que que connaît le Continent noir. J’ai pensé aux infrastruc­tures routières, portuaires, minières, aux systèmes et aux organisati­ons militaires, parlementa­ires, judiciaire­s, bancaires, monétaires, scolaires. J’ai pensé à l’ampoule électrique et au moteur à explosion, au fil à couper le beurre, aux ordinateur­s et aux réfrigérat­eurs, à la climatisat­ion et aux télévision­s. J’ai pensé à l’écriture du langage et de la musique, à la littératur­e et à la francophon­ie, à la science et à la raison, à la liberté et à l’égalité, aux droits de l’homme et à l’émancipati­on de l’individu, de tous les individus, même femmes et même noires, et j’ai eu envie de répondre à Léonora qui parle, pense, écrit en Afrique, mais en français, des livres qu’elle vend en France : « Merci pour le chocolat, pour le café, et merci pour le thé. »

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