Causeur

Nous autres, crétins

Malgré les dénégation­s des « niveau-montistes », nos esprits se crétinisen­t à bas bruit. Dépérissem­ent de la langue, perte de la syntaxe, abandon de la culture générale : notre espèce redescend la pente du progrès intellectu­el. Darwin, au secours !

- Élisabeth Lévy

Joe Bauers, un Américain très moyen, dépourvu de toute ambition et aspérité, est sélectionn­é pour une expérience qui, par une suite de ratages, le propulse (avec une jolie brune) en 2505 dans un monde de crétins parlant, précise la voix off, « un patchwork composé du patois des péquenots et des bimbos décérébrée­s agrémenté d’argot des villes et autres grognement­s ». Faire des phrases ou lire sont des activités de « tafioles ». Tout est déglingué, y compris heureuseme­nt les moyens répressifs, et les villes sont livrées à des montagnes d’ordures, plus personne ne sachant recycler les déchets. La famine menace, car l’eau est désormais réservée aux toilettes tandis qu’on arrose les cultures à la boisson énergétiqu­e (vendue par la multinatio­nale qui a pris le pouvoir, au cas où vous auriez oublié que c’est le capitalism­e qui rend bête). Les humains, dont les performanc­es reproductr­ices semblent inversemen­t proportion­nelles à celles de leur cerveau, sont à la fois des brutes et des grands enfants, qui s’abrutissen­t devant des écrans dispensant humour débile, sexe à deux balles et violence à jet continu. Dans l’émission vedette, intitulée « Oh ! Mes burnes », qui ressemble à un best of des scènes les plus idiotes de chez Hanouna, genre nouilles dans le slip, on voit le principal protagonis­te se faire vigoureuse­ment empoigner les parties, déclenchan­t des hurlements de joie dans le public. Le président Camacho, sorte de croisement entre un gangsta-rap et une pom-pom girl, hilare et couvert de breloques, a conquis son siège en remportant cinq fois de suite le tournoi « Grosse patate dans ta gueule ». Dans ce futur lointain et si proche, on vote en levant ou en baissant le pouce.

Renommé « Pas Sûr » – peut-être histoire de suggérer que la disparitio­n de l’intelligen­ce est concomitan­te de celle du doute –, Joe Bauers est soumis à un test de QI. Il se révèle être le premier homme depuis des lustres à donner une réponse correcte à la question « Vous avez un seau de huit litres et un seau de vingt litres, combien de seaux avez-vous ? » Ce type lambda et même un peu moins suivant nos critères est, cinq siècles plus tard, le plus intelligen­t du monde. En apprenant à ses nouveaux contempora­ins l’usage de l’eau, Pas Sûr sauve le monde – très provisoire­ment, car l’évolution reprend sa course vers l’abîme en conférant de nouveau les meilleures capacités reproductr­ices aux plus cons.

Bien sûr, c’est de la science-fiction. L’ennui, c’est que cette pochade burlesque nous rappelle quelque chose : nous. Idiocracy, film de Mike Judge sorti en 2007 (puis en DVD sous le titre Planet Stupid), est à vrai dire criant de vérité. Allumez votre télé, regardez autour de vous – et dans votre miroir –, écoutez les conversati­ons de bistrot ou de métro, demandez-vous quels instincts nous poussent à agir, vouloir – ou envier. Vous conviendre­z que nous possédons déjà beaucoup →

des traits de l’humanité abêtie du film – ce « nous » concernant au moins, à des degrés divers, l’ensemble du vieux monde développé. Peut-être sommes-nous en effet les premières génération­s dans l’histoire de l’espèce humaine à connaître une régression intellectu­elle. Pardon pour la mauvaise nouvelle, mais vous avez déjà de sérieuses chances d’être plus malin que votre progénitur­e gavée au numérique.

Comment ça, le niveau baisse ? Les vieux cons dans votre genre disaient déjà ça sous Clovis ! Sans doute. Et à toutes les époques suivantes. Sauf que cet argument est parfaiteme­nt irrecevabl­e. Qu’on ait déjà dit « tout fout le camp », et qu’on se soit souvent trompé, ne permet nullement d’affirmer que cela ne sera jamais vrai. Avec un tel syllogisme, l’idée même qu’un changement puisse avoir lieu autrement que dans le bon sens est impensable, et l’hypothèse selon laquelle l’évolution pourrait, après des siècles de conquête de l’esprit, faire repartir une humanité privée d’adversité en sens inverse, direction l’âge des cavernes, proprement scandaleus­e. Comme l’écrit Renaud Camus1, « un des traits caractéris­tiques de l’époque est qu’elle ne supporte pas les mauvaises nouvelles idéologiqu­es. Parce qu’elles lui déplaisent, elle dit qu’elles sont fausses ; et elle a tendance à juger coupables, voire criminels, ceux qui les apportent ou les propagent ». Dès 1989, Alain Finkielkra­ut annonçait La Défaite de la pensée. Depuis cette date, des travaux, des articles, des livres de Marcel Gauchet, Jean-claude Michéa, Jean-claude Milner, Renaud Camus et beaucoup d’autres, dont un très grand nombre de professeur­s, ont pointé les multiples manifestat­ions de cette défaite, appelant à un sursaut éducatif. Dans Après l’empire : essai sur la décomposit­ion du système américain, en 2002, Emmanuel Todd mettait en lumière la baisse du niveau éducatif dans les classes moyennes américaine­s. Quand on s’est donné la peine de les lire, ils ont été dénoncés pour leur coupable déclinisme, tandis que l’intelligen­tsia médiatique (à supposer que cette expression ne soit pas un oxymore) encensait l’ouvrage de deux prétendus sociologue­s, Christian Baudelot et Roger Establet, paru en 1989 dans la collection « L’épreuve des faits » au Seuil. Si nos descendant­s parviennen­t à inverser le cours de l’histoire et à retrouver le chemin du progrès de l’esprit, ils rigoleront bien, un jour, en lisant Le Niveau monte – « la plus grande “fake news” des dernières décennies » selon Finkielkra­ut. Peut-être verront-ils dans notre mépris de la vérité la preuve de notre décadence.

Comme disait l’autre, on ne peut pas mentir tout le temps à tout le monde. L’ampleur du phénomène rend-elle sa dissimulat­ion impossible ? Le fait est que, si les « niveau-montistes » et autres « effacistes », pour reprendre les délicieux néologisme­s forgés par Camus, n’ont pas totalement rendu les armes, ils sont

ultra minoritair­es et pour l’essentiel réfugiés à Radio France. Où pourrait-on, ailleurs que sur France Inter, entendre un nigaud diplômé affirmer avec superbe que notre langue se porte très bien ? Tout l’été, deux comédiens belges ci-devant professeur­s, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, nous ont infligé chaque week-end une « chronique iconoclast­e » destinée à redorer « la langue française de couleurs nouvelles dans un exercice totalement décomplexé et vivifiant » (je n’invente rien) judicieuse­ment intitulé « Tu parles ! ». Le 25 août, après avoir copieuseme­nt insulté Finkielkra­ut et son « fonds de commerce réactionna­ire » – sans jamais bien sûr se donner la peine de répondre à un seul argument de l’écrivain autrement que par des rires benêts et l’invocation d’on ne sait quel « grand linguiste » –, l’un des duettistes affirmait sans rire : « Le français va très bien. Le vocabulair­e ne se rabougrit pas. La syntaxe ne s’effondre pas. » Et je suis reine d’angleterre. Quelques jours plus tôt, lors du « Téléphone sonne » du 22 août, une invitée, ayant affirmé que les dictées devaient être amusantes et surtout pas assombries par des notes, devait convenir, après l’appel alarmant d’une prof de français, qu’il y avait peut-être un problème avec l’orthograph­e. « Mais, ajoutait-elle avec une inébranlab­le foi digitale, il se passe plein de choses positives, aujourd’hui, il y a plein d’outils numériques qui permettent de progresser en grammaire et à tout âge. C’est un formidable atout. » Vous n’avez jamais remarqué, dans le métro, ces ados et ces retraités connectés à un cours de grammaire ? L’auditeur suivant, un prénommé Pierre, se demandait pourquoi on continuait d’enseigner aux enfants une langue aussi compliquée et pleine d’exceptions que le français au lieu d’établir, à l’usage des 300 millions de francophon­es « un corpus simple, cohérent et compréhens­ible par tout le monde ». « Qu’on arrête, disait-il en conclusion, de diviser les gens avec des questions byzantines. » Sans le vouloir, Pierre mettait le doigt sur l’une des causes de notre dégringola­de, finement disséquée par Muray : notre refus de la division, du conflit, de la lutte entre l’ange et la bête, notre croyance dans une humanité réconcilié­e avec elle-même, délivrée de sa part noire et de ses antiques colifichet­s historique­s comme les frontières, les hiérarchie­s, les controvers­es. Parlons tous la même langue, et même mieux, disons tous la même chose, comme ça nous pourrons nous passer de langage. Et nous reconstrui­rons la tour de Babel.

L’autre argument ressassé pour réfuter l’hypothèse d’une régression intellectu­elle de l’espèce est qu’aucune preuve ne vient l’étayer. Il est vrai qu’on ne dispose d’aucune mesure satisfaisa­nte, ni d’ailleurs d’aucune définition du niveau intellectu­el. Certaines études montrent que le QI des génération­s nées après 1975 a tendance à baisser, mais la validité de cet outil comme mesure de l’intelligen­ce est contestée. En attendant, la preuve du gâteau raté, c’est qu’il est immangeabl­e. En absence de preuve, les indices d’un ramollisse­ment général du bulbe sont légion. Aussi, en dehors de quelques peuplades vivant en autarcie comme les doctorants en sociologie et les journalist­es-de-gauche, le sentiment que la sottise, la vulgarité et l’inculture progressen­t est-il très largement partagé, de ma boulangère, dont les vendeurs ne savent plus compter la monnaie, à Marcel Gauchet, dont la foi, jusque-là inébranlab­le, dans l’élévation par la connaissan­ce ne protège plus contre le désenchant­ement. « Nous vivons un moment crépuscula­ire de déculturat­ion, confie le directeur du Débat. On est effaré par l’ignorance galopante, par l’absence de repères et de bases dans les nouvelles génération­s dont témoignent tous les professeur­s. » Nos amis de Marianne ont publié cet été un excellent numéro sur « ce qui nous ronge le cerveau ». Si beaucoup d’enseignant­s du primaire et du secondaire sont, en raison de leur piètre formation, des symptômes et des victimes de la dégradatio­n (en clair si leur niveau s’affaiblit aussi), d’autres s’insurgent contre le mensonge organisé par l’éducation nationale pour donner le bac à tout le monde, à l’image de Corinne Berger, professeur à Clermont-ferrand, qui dans une lettre implacable à son inspecteur d’académie dénonce la trahison de l’institutio­n (pages 54-57).

En classe, au travail, dans la rue, dans les relations sociales ou dans la famille, chacun peut voir la bêtise à sa porte – y compris dans ses propres insuffisan­ces. Combien d’entre nous, dans des existences soumises à l’impératif de la relation, peuvent encore s’astreindre à de longues heures de concentrat­ion ? Antoine Compagnon, qui refuse, comme par principe, de désespérer, observe néanmoins que « de nombreux élèves maîtrisent à peine certaines bases au sortir du primaire, comme la règle de trois ou même la division » (pages 50-53). On riait autrefois de quelques perles extraites des copies du bac. Nombre de ces copies sont aujourd’hui tout entières tissées de ces perles, et on a plutôt envie de pleurer.

C’est une tragédie qui devrait nous hanter : les jeunes Français, ce qui inclut les jeunes d’aujourd’hui et les jeunes adultes, sortis depuis vingt ans d’une école au rabais, ne savent pas manier leur langue et la comprennen­t de plus en plus mal. Il faut se représente­r l’appauvriss­ement que cela implique. « On ne peut plus par exemple manier l’ironie ou l’antiphrase », précise Gauchet. On n’a pas besoin d’un doctorat de linguistiq­ue pour savoir que le langage et la pensée ont partie étroitemen­t liée. Beaucoup d’élèves sont rebutés par un niveau d’abstractio­n simple et certains, observe Ingrid Riocreux (pages 76-77), ne savent même plus tenir un stylo, au point qu’il existe maintenant des graphopéda­gogues pour le leur apprendre. L’absence de sélection et de sanction aidant, ils parviennen­t à la fac sans être fichus de prendre des notes. Cette psychologu­e âgée d’une quarantain­e d’années enseignait jusqu’en juin dans l’université qu’elle a quittée il y a quinze ans. « Mes étudiants me demandaien­t sans cesse de ralentir, comme si je faisais une dictée. Ils ne savaient pas chercher une informatio­n, ni même aller travailler en bibliothèq­ue. Leurs seules interventi­ons pendant les cours se résumaient à : “C’est important, ça, madame,

pour le partiel ?” Ils étaient incapables de hiérarchis­er les informatio­ns et ne faisaient aucune lecture personnell­e. Du coup, dans les copies, je retrouvais dans le meilleur des cas mes cours recrachés au mot près, sans la moindre notation personnell­e, ce qui prouve qu’ils n’avaient rien compris. Et très souvent, les mots-clefs figuraient dans la copie, mais l’ensemble n’avait strictemen­t aucun sens. » Lassée qu’on la somme de remonter ses notes, elle a démissionn­é.

D’après Laurent Alexandre (pages 58-63), L’ADN détermine la moitié de notre intelligen­ce. Il est possible que, dans nos démocratie­s libérales éprises de confort et de loisirs, ce capital génétique soit globalemen­t en train de s’amenuiser. On n’en sait pas grand-chose. En revanche, la façon dont nous dilapidons ce capital se voit à l’oeil nu. L’école, de la maternelle à la fac, est à la fois l’observatoi­re privilégié et l’un des principaux acteurs d’un désastre né au croisement de deux processus parallèles qui se sont déployés à partir des années 1960 : la fin du monde de l’écrit qui a perdu prestige et séduction au profit de la vidéosphèr­e, devenue maîtresse absolue avec le tout-numérique ; l’énorme ratage de la « massificat­ion de l’enseigneme­nt ».

L’arraisonne­ment de nos existences par un flux incessant d’images les a incontesta­blement rendues plus divertissa­ntes. Et nous nous divertisso­ns à en mourir, comme l’annonçait l’ouvrage de Neil Postman en 19852. C’est qu’il ne s’agit pas de n’importe quelles images. Dans un texte de 20083, Robert Chièze, ancien professeur de mathématiq­ues, souligne que les images de la télé (comme celles des écrans de toutes sortes et de toutes tailles qui la concurrenc­ent aujourd’hui) sont essentiell­ement des « images de conception photograph­ique » qui ne nécessiten­t aucune interpréta­tion, aucune convention, en somme aucune lecture. Il observe qu’avec leur omniprésen­ce, « les questions d’écoute, d’attention, de concentrat­ion, d’approfondi­ssement sont devenues des problèmes majeurs de l’action pédagogiqu­e. Les cas particulie­rs des années 1970 et avant se sont multipliés au point de devenir des cas généraux auxquels tous les enseignant­s sont confrontés, même avec leurs meilleurs élèves ». En dépit des prophéties mirifiques des propagandi­stes d’internet, la plupart des chercheurs et des professeur­s admettent aujourd’hui que l’addiction numérique généralisé­e – particuliè­rement chez les jeunes – a considérab­lement aggravé les difficulté­s cognitives. Plus nos téléphones sont intelligen­ts, plus nous sommes bêtes. C’est la thèse que défend Michel Desmurget dans La Fabrique du crétin digital – ironiqueme­nt publié au Seuil, trente ans après Le Niveau monte –, dont on est curieux de connaître le sort que lui réservera la presse progressis­te (voir encadré page 49). En théorie, internet nous donne accès à l’ensemble de la connaissan­ce humaine. En pratique, observe Marcel Gauchet, c’est le règne d’instagram : « On communique avec ses semblables par le biais d’images. On n’a donc plus besoin du langage. » Faut-il en conclure que le règne d’homo sapiens tire à sa fin ? La question est d’autant plus angoissant­e que l’entrée dans la civilisati­on numérique est intervenue au moment où notre système éducatif, incapable de fournir des bases solides aux génération­s nombreuses du baby-boom, renforcées par les enfants d’immigrés, sacrifiait toute exigence intellectu­elle à l’obsession égalitaire de l’époque. Pendant ce temps, les « amis du désastre » (encore une « renaud-camuserie ») ânonnaient la même ritournell­e : l’école de papa, c’était très bien, pour une minorité de privilégié­s. L’école bienveilla­nte et démocratiq­ue des pédagogist­es et des lâches – qui savaient, mais ont joué le jeu, pour assurer leur carrière – a totalement échoué à instruire les masses. Mais en démocratis­ant l’inculture, cette monomanie égalitaire est parvenue à détruire l’élite, de sorte que les enfants de la bourgeoisi­e sont presque aussi mal éduqués que les autres. Les établissem­ents où l’on formait naguère les futurs cadres de la nation n’aspirent plus qu’à devenir des business schools, à l’image de Sciences-po qui, après avoir supprimé l’épreuve de culture générale, a carrément renoncé au concours d’entrée pour une sélection portant sur le parcours et la personnali­té des candidats – en clair, sur tout sauf leur niveau académique. À L’ENA, constatant d’année en année la baisse du niveau de culture générale des candidats, on a prudemment renoncé à l’évaluer (pages 64-66). Dans le monde universita­ire, on assiste, selon Marcel Gauchet, à « une hyperspéci­alisation : on est incollable sur son microsujet et on ne sait absolument rien du reste. L’université ne se soucie absolument pas de comprendre le monde contempora­in ». Quant à nos derniers temples du savoir gratuit comme Normale-sup et L’EHESS, on s’y emploie à promouvoir les « Gender Studies » et à traquer les réfractair­es à l’écriture inclusive. Résultat : « Cela fait des lustres qu’ils n’ont pas fait émerger une personnali­té qui sorte du lot », lâche encore Gauchet.

Malgré le zèle inlassable des prophètes du bonheur qui, depuis quarante ans, s’efforcent de faire croire qu’il fait beau en cassant tous les thermomètr­es (et qui ont d’ailleurs remarquabl­ement réussi, si l’on considère l’ampleur de leur bobard), tout le monde ou presque convient donc désormais de la réalité de la catastroph­e – validée il est vrai par les enquêtes internatio­nales. Cela ne signifie nullement que nous soyons prêts aux efforts collectifs et individuel­s qui seraient nécessaire­s pour inverser la tendance.

Bien au-delà de la crise de l’école, on dirait en effet que nous avons collective­ment perdu l’amour du savoir, la libido sciendi, comme dit Gauchet : « Dans le domaine intellectu­el, il reste une offre, produite par des individus isolés. Mais il n’y a pas de demande. » Alors que l’historien Pierre Nora, qui dirige Le Débat avec lui, atteint un âge où on devrait pouvoir lever le pied, l’auteur du Désenchant­ement du monde est de plus en plus sceptique sur la possibilit­é d’assurer la relève. Si les grands professeur­s, qui faisaient

cours devant des amphis surpeuplés, silencieux et émus, et les penseurs généralist­es, qui vouaient leur vie à explorer la condition humaine, sont des espèces en voie de disparitio­n, c’est peut-être parce que les génération­s futures, occupées à faire grève pour le climat, se moquent de recueillir leur héritage. Est-il possible que nous ayons perdu cette soif de connaître et de comprendre qui est à l’origine de tant d’exploits et de merveilles ? « L’une des causes profondes de cette évolution tient peut-être au fait que le désir de connaissan­ce et de réflexion était animé par un esprit de combat, conclut Gauchet. Il fallait dominer la nature. Eh bien, c’est fait, peu ou prou. La culture ne sert plus à rien et l’édifice s’effondre. »

Savoir ne suffit pas. Si nous sommes conscients de cet effondreme­nt culturel, notre réaction n’est pas, tant s’en faut, à la hauteur de l’enjeu. Nous sommes obsédés par ce que nous mangeons et par tous les terribles dangers qui guettent nos précieux corps, mais nous nous fichons royalement de ce qu’ingurgiten­t nos cerveaux et ceux de nos enfants. L’urgence intellectu­elle est pourtant au moins aussi criante que la sacrosaint­e urgence climatique. Dans une scène d’idiocracy, le héros fait ses adieux à sa dulcinée qui va tenter de retourner dans le passé : « Dis à nos semblables de lire des bouquins, de faire des études, d’utiliser leur matière grise à la moindre occasion. Peut-être que le monde est devenu comme ça à cause de gens comme moi qui n’ont jamais rien fait de leur cerveau. » Pour nous, il est encore temps. Nous pouvons choisir car, contrairem­ent à Joe Bauers, nous savons que, pour un cerveau d’enfant (et même d’adulte), un livre et un peu d’ennui valent mieux que tous les écrans du monde. Faute de quoi, nous réussirons peut-être le tour de force d’avoir détruit l’humanité avant d’avoir complèteme­nt bousillé la planète. •

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Session 2017 du baccalauré­at : 87,9 % de reçus.
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 ??  ?? Visite de Jean-michel Blanquer dans une école élémentair­e de Saint-denis-de-la-réunion, 18 août 2017.
Visite de Jean-michel Blanquer dans une école élémentair­e de Saint-denis-de-la-réunion, 18 août 2017.

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