Causeur

Jérôme Sainte-marie « Le macronisme reste structurel­lement minoritair­e »

Le politologu­e Jérôme Sainte Marie ausculte la société française dans son essai Bloc contre bloc. Il identifie un conflit de classes entre un bloc élitaire pro-macron et un bloc populaire incarné par Marine Le Pen. Pour 2022, rien n'est joué.

- Propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Depuis 2017, Emmanuel Macron a anéanti ces deux grands cadavres à la renverse qu'étaient le PS et LR. Or, tout en reconnaiss­ant son caractère largement artificiel, vous semblez regretter le bon vieux clivage droite-gauche.

Jérôme Sainte-marie.

Je ne regrette rien, mais je constate que le remplaceme­nt partiel du clivage gauche-droite par un clivage entre un bloc élitaire et un bloc populaire n’a fait qu’accroître les tensions sociales. Par le jeu des traditions locales ou familiales, droite et gauche étaient des ensembles largement culturels dans lesquels cohabitaie­nt des classes populaires, moyennes et dominantes. Ces deux synthèses interclass­istes sont remplacées par une polarisati­on politique en fonction du rapport à la mondialisa­tion, sur des bases directemen­t liées aux ressources économique­s et scolaires des individus.

En somme, la lutte des classes oppose désormais deux « blocs historique­s » au sein de la société : le bloc élitaire et le bloc populaire. Si on admet que les gilets jaunes ont mobilisé une partie du bloc populaire, quelle est la base sociale du bloc élitaire macroniste ?

Précisons d’abord que j’emprunte la notion de « bloc historique » au marxiste Antonio Gramsci. Au-delà d’une simple coalition politique, c’est un projet collectif visant à la domination sur la société, à partir d’une constructi­on sur un triple plan, idéologiqu­e, politique et surtout sociologiq­ue.

Le bloc élitaire au pouvoir a pour noyau dur l’élite réelle, c’est-à-dire les couches dirigeante­s de la société dans le monde des affaires et la haute administra­tion. Ces élites se sont mises en scène dans la commission Attali, dont Emmanuel Macron fut le rapporteur général adjoint. Mais le bloc élitaire est aussi constitué de deux autres cercles plus larges. Tout d’abord l’élite « aspiration­nelle », qui correspond au monde des cadres, ceux qui veulent « en être ». Ses membres partagent l’idéologie de l’élite réelle : le culte de la réussite individuel­le, l’amour de la constructi­on européenne, un rapport détendu à la mondialisa­tion et un discours managérial. Ensuite, il faut compter avec une partie des retraités, ceux qui forment ce que j’appelle l’élite par procuratio­n. Quelle que soit leur condition sociale, ils ont tendance à déléguer la protection de leurs intérêts à l’élite et se défient des forces antisystèm­e qui leur paraissent menacer une stabilité économique dont dépendent leurs revenus.

On ne saurait résumer l'électeur macroniste à la caricature du nomade mondialisé.

La petite bourgeoisi­e urbaine et rurale, traditionn­ellement modérée, s'est-elle agrégée au bloc macroniste ?

Dans un premier temps, Macron a plutôt incarné la frange la plus dynamique de la bourgeoisi­e liée au capitalism­e mondialisé. Pour reprendre la classifica­tion de David Goodhart, le candidat Macron de 2017 s’adressait davantage aux anywhere qu’aux somewhere par son éloge constant de la mobilité, de l’adaptation et du changement. Les parties conservatr­ices de la bourgeoisi­e provincial­e se retrouvaie­nt plutôt dans le vote Fillon. Puis, voyant se faire des réformes et du fait de la peur suscitée par le mouvement des gilets jaunes, cette bourgeoisi­e patrimonia­le a migré vers le vote LREM aux européenne­s. Le macronisme aura donc accompli une triple réunificat­ion – politique, idéologiqu­e et sociologiq­ue : politique, en réunissant la gauche et la droite libérales ; idéologiqu­e, en assumant la convergenc­e du libéralism­e culturel et du libéralism­e économique, comme l’analyse Jean-claude Michéa ; et sociologiq­ue, car Macron a réuni une bourgeoisi­e jusqu’alors divisée en des forces politiques concurrent­es. C’est un phénomène lourd de conséquenc­es sur le climat social et le débat public.

Pourquoi ?

L’autocontrô­le des classes dominantes a énormément diminué. Autrefois, les instances de direction et de contrôle de la société – Conseil constituti­onnel, Conseil d’état, CSA, instances économique­s, judiciaire­s… – comptaient en leur sein une équipe de gauche et une équipe de droite. Bien que tous issus de la France d’en haut, ses membres se surveillai­ent et maintenaie­nt un certain pluralisme, car lorsqu’une des deux équipes en concurrenc­e était au pouvoir, l’autre campait dans l’opposition et se préparait à l’alternance. Maintenant que ces élites sont réunifiées, leur pouvoir s’est débridé.

Mais le président Macron semble avoir infléchi sa politique. Plus ferme sur l'immigratio­n, critique du dogme bruxellois des 3 % de déficit, Macron amorce-t-il un virage populiste à rebours de son tropisme libéral-libertaire ?

Je ne crois pas. Ce sont plutôt des tentatives de triangulat­ion : Macron va chercher les thèmes de ses concurrent­s politiques directs. Il a tendance à monopolise­r le débat politique pour une raison précise : le macronisme reste structurel­lement minoritair­e. L’attachemen­t profond au modèle social et le caractère minoritair­e de la volonté de réforme dans le pays font courir un danger terrible d’isolement au bloc élitaire. Rien d’étonnant à ce que Macron essaie de sortir de l’enclavemen­t de ce bloc, dont l’influence oscille entre le quart et le tiers du corps électoral.

Entre les attentes de sa base électorale et les aspiration­s de la majorité des Français, le président peut-il ménager la chèvre et le chou ?

Non. La parole politique ne peut se détacher des contrainte­s de son terreau électoral. Avant toute chose, il faut coller aux aspiration­s, aux intérêts et aux valeurs de ses partisans. Le macronisme est cohérent, stratégiqu­ement très intelligen­t pour donner le maximum de force propulsive à la transforma­tion du modèle social français, tel qu’il est exigé par la constructi­on européenne, par la mondialisa­tion et, pour certains, par la raison. Mais à force de trianguler, il encourt le danger de popularise­r les thèmes de ses adversaire­s.

La frontière entre partisans et adversaire­s du pouvoir macroniste n'est pas toujours très nette. Penchons-nous sur le cas des retraités. Ils représente­nt 17 millions de citoyens, soit le tiers du corps électoral et leur pension mensuelle est en en moyenne de 1 400 euros. Ont-ils hésité entre les gilets jaunes et le vote LREM ?

Un ensemble social aussi vaste que les retraités ne peut être homogène. Cependant, le « survote » pour Macron parmi les retraités m’a frappé dès la présidenti­elle. Malgré la concurrenc­e très vive de Fillon, Macron a rassemblé 26 % de leurs suffrages. En 2017, à rebours de l’image dynamique donnée par le président, plus on était âgé et plus on a voté Macron. Et, en même temps, d’autres retraités ont soutenu en nombre les gilets jaunes sur les ronds-points durant les premiers mois du mouvement. Mais, je le répète, observés globalemen­t, les retraités sont enclins à soutenir l’élite.

Vous évoquez à leur sujet ceux que Marx appelait les « paysans parcellair­es » de 1848. En quoi ces petits propriétai­res agricoles sont-ils comparable­s aux retraités d'aujourd'hui ?

Je m’inspire des réflexions de Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Marx constate que ces paysans parcellair­es, de loin les plus nombreux, et pas forcément les plus prospères, se solidarise­nt avec le pouvoir exécutif. Ils ne parlent pas en leur nom, mais délèguent le pouvoir à des forces sociales dominantes. Pourquoi ? Dans la France de 1848, ces agriculteu­rs qui ont acquis ou consolidé leur droit de propriété sur le sol lors de la Révolution vivent très difficilem­ent. Enfermé dans le périmètre de sa petite parcelle, chacun d’entre eux est suspendu à la garantie de sa propriété par l’état et le pouvoir en place. Face à la contestati­on sociale, ce sont donc les principaux garants du système, comme les retraités aujourd’hui.

En 2005, ces derniers ont voté très largement pour le oui à l’europe, puis ont massivemen­t boudé Mélenchon et Le Pen en 2017, car ils s’inquiètent beaucoup des menaces pesant sur l’euro. S’ils approuvent les réformes libérales, c’est parce que leur revenu mensuel

dépend du travail des actifs. Or, ils représente­nt près d’un électeur inscrit sur trois.

Cela ne fait pas les affaires de Mélenchon ! Traditionn­ellement républicai­n, le chef de la France insoumise multiplie les signes d'adhésion au multicultu­ralisme, comme l'illustre sa participat­ion à la manifestat­ion anti-islamophob­ie du 10 novembre. Comment expliquer ce virage ?

J’ai du mal à expliquer comment on peut à ce point se tromper et piétiner ses propres intérêts. En 2017, le bloc populaire se partageait entre Marine Le Pen et Jean-luc Mélenchon. La moitié des électeurs insoumis était, par exemple, hostile à l’accueil de l’aquarius. Alors qu’une part de son électorat du 23 avril exprime une demande forte de rigueur républicai­ne, de contrôle des flux migratoire­s et de laïcité, Mélenchon accentue depuis deux ans son parti pris promigrant­s. Localement, cela peut parfois s’expliquer par des raisons électorali­stes. Mais, plus globalemen­t, la culture politique des militants insoumis joue beaucoup. Venant essentiell­ement de la gauche, ils en partagent les codes, dont le refus de critiquer l’immigratio­n, hérité de SOS Racisme et d’une certaine culture chrétienne de gauche. À gauche, de Hamon à Mélenchon, tant de monde se raconte les mêmes histoires sur l’immigratio­n !

Sur le plan stratégiqu­e, la France insoumise a commis une erreur majeure en croyant que l’affaibliss­ement du clivage gauche-droite n’était qu’une parenthèse et qu’on y reviendrai­t vite. Mélenchon avait intelligem­ment mis sous le boisseau la notion de gauche durant la campagne présidenti­elle, mais il a ensuite repris tous les codes de la gauche en espérant la réunifier autour de lui. Cela a amené à l’effondreme­nt de la France insoumise (6 % aux européenne­s) et rend impossible l’unificatio­n d’un bloc populaire autour de Mélenchon.

Puisque la France insoumise est dans l'impasse, le RN a-t-il une chance de conquérir le pouvoir, malgré la déconfitur­e de Marine Le Pen en 2017 ?

Oui. En 2017, il était évident que Le Pen était la principale chance de Macron, qui n’avait qu’à accéder au second tour pour prendre le pouvoir ; en 2022, ce raisonneme­nt peut parfaiteme­nt s’inverser. La radicalité du projet macroniste et la force des opposition­s qu’il suscite, ainsi que le phénomène classique d’usure du pouvoir, peuvent provoquer sa défaite. Cela donne une chance sérieuse au candidat qui représente­ra les intérêts des catégories populaires et des classes moyennes inférieure­s. De fait, le RN est arrivé en tête aux européenne­s, malgré un corps électoral très défavorabl­e, les catégories populaires s’y mobilisant fort peu.

Le RN n'est-il pas prisonnier d'une sociologie trop étroitemen­t populaire qui l'exclut du pouvoir ?

Marine Le Pen est évidemment très clivante et peutêtre trop identifiée aux classes populaires. Il y a un effet de miroir assez fascinant entre Macron et Le Pen, car ils sont tous deux prisonnier­s des milieux sociaux qui votent pour eux. Or, si le bloc élitaire et le bloc populaire polarisent la vie sociale et politique, ils ne l’épuisent pas. Tout se jouera au niveau des classes moyennes qui, divisées, cherchent encore des options alternativ­es, tel le vote écologiste aux européenne­s. Comme le montrent les sondages, un second tour Macron-le Pen se jouerait actuelleme­nt à 55 % contre 45 %. Malgré l’avantage actuel pour le probable candidat sortant, 2022 s’annonce donc comme une élection à l’issue incertaine.

Certains estiment que le poids démographi­que de l'immigratio­n musulmane influera sur le vote. Est-ce un fantasme ?

Largement. Autant la question de l’immigratio­n constitue un facteur de vote très important, autant c’est une réalité électorale très surestimée. Il y a sans doute 8 millions de musulmans en France, la plupart issus de l’immigratio­n récente, dont 2 millions sont d’ailleurs étrangers. Une partie d’entre eux n’étant ni majeurs ni inscrits sur les listes électorale­s, et beaucoup des inscrits s’abstenant, leur influence n’est pas considérab­le dans un scrutin national.

De plus, comme les chrétiens ou les juifs, les musulmans ne votent pas tant comme musulmans qu’en fonction de leurs intérêts pratiques. Issus de l’immigratio­n récente, ils commencent un parcours plutôt en bas de l’échelle. De ce fait, ils sont souvent bénéficiai­res de l’état social. C’est l’une des raisons du « survote » Hollande contre Sarkozy en 2012.

Les facteurs culturels ou religieux comptentil­s si peu que cela ?

Les facteurs identitair­es ou culturels sont évidemment importants dans le vote mais, selon mon analyse, ils forment un élément second par rapport à la problémati­que sociale. Chez certains électeurs musulmans, l’appartenan­ce peut contrarier le vote pour certains candidats identifiés à tort ou à raison comme hostiles à l’islam, notamment Marine Le Pen. Dans le passé, il arrivait de la même manière que le catholicis­me du milieu ouvrier local le dissuade de voter communiste. Si les musulmans de condition modeste rechignero­nt à choisir le candidat de l’élite, ils auront beaucoup de mal à se rallier à celui du RN. Cela devrait les inciter encore davantage à l’abstention. •

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Jérôme Sainte-marie.
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Jérôme Sainte-marie, Bloc contre bloc La dynamique du Macronisme, 2019.

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