Causeur

Le clan des barbares

- Barbara Lefebvre

Le docteur Maurice Berger traite à la fois les jeunes bourreaux et les victimes de violence gratuite. Pour ce pédopsychi­atre, l'ensauvagem­ent des enfants est dû à plusieurs facteurs – cadre familial défaillant, culture clanique, sentiment d'impunité – qui inhibent l'émergence de l'individu.

De nombreux commentate­urs de la vie française s’accordent à constater l’ensauvagem­ent de notre société. La regrettée Thérèse Delpech avait publié en 2005 un ouvrage décisif sur ce thème pour éclairer la faiblesse des sociétés occidental­es face à leurs adversaire­s, faiblesse qui trouve sa racine dans la déroute intellectu­elle et morale. Elle y analysait déjà « le cycle de cruauté gratuite » dans lequel nous sommes plongés depuis le début du xxie siècle. Déplorer l’ensauvagem­ent comme le font certains politiques ou polémistes n’a de sens que si on s’interroge sur ses causes, ses formes, ses visages et surtout les moyens d’en interrompr­e le cours fatal. En qualité d’enseignant­e, j’ai maintes fois raconté combien l’état catastroph­ique de notre école publique révélait l’ensauvagem­ent continu de la France, l’un des

Ces jeunes sont incapables de supporter la solitude, le silence, le face-à-face avec soi-même

facteurs en étant la déculturat­ion de masse encouragée par les pédagogist­es. Mon discours s’est heurté au mur du déni de la médiacrati­e, aux insultes des boutiquier­s de l’antiracism­e, au mépris d’une certaine classe intellectu­elle envers la petite prof de collège que je suis fière d’avoir été. Puis tous ces « sachants » se sont pris le mur du réel en pleine face avec les attentats de 2015, 2016 et les suivants, et soudain la « violence du monde » leur est apparue en toute lumière. Ils n’avaient pas vu, par exemple, qu’en 2006, avec l’assassinat d’ilan Halimi par le « gang des barbares », tout était déjà là concernant l’ensauvagem­ent, car, au-delà des motivation­s antijuives de certains, les tortures infligées à Ilan par ses geôliers relevaient de la violence gratuite.

Dans un pays où près de 800 violences gratuites sont déclarées quotidienn­ement à la police, soit une toutes les deux minutes, on se dit que la réalité de l’ensauvagem­ent mériterait une mobilisati­on aussi forte que celle concernant les violences conjugales et la centaine de meurtres qui en résulte ; d’autant que le lien existe entre les deux phénomènes. Un livre éclaire avec puissance, intelligen­ce et pragmatism­e la problémati­que des violences gratuites. Comme tous les précédents ouvrages du docteur Maurice Berger, celui-ci est une lecture indispensa­ble pour les enseignant­s, les travailleu­rs sociaux, les élus, les « sachants » des sciences sociales.

Le docteur Berger a créé en 1979 le service de pédopsychi­atrie du CHU de Saint-étienne, puis y a dirigé de 1989 à 2014 le service de psychiatri­e de l’enfant, prenant en charge des enfants violents âgés de 2 à 12 ans dans le cadre de deux hôpitaux de jour. Il travaille désormais dans un centre éducatif renforcé (CER) et dans un centre de réadaptati­on fonctionne­lle pour adultes. Il traite donc les bourreaux et les victimes de violence gratuite.

À la différence de certains sociologue­s, Maurice Berger n’est ni un militant ni un idéologue, ce qui rend son travail si précieux. Factuel, il n’avance une analyse, une recommanda­tion, qu’à l’appui de faits observable­s. Au fil des années, il s’est efforcé de montrer l’imbricatio­n des causes de la violence gratuite, qui ne sauraient se réduire aux difficulté­s socioécono­miques ou à la ghettoïsat­ion, comme la doxa nous le répète depuis trente ans. Cette doxa a conduit à laisser des milliers d’enfants dans la souffrance psychique, à abandonner certaines familles en détresse quand elle encouragea­it celles qui fonctionna­ient sur la maltraitan­ce au nom de la culture différenti­aliste de l’excuse.

Dans son dernier livre, Maurice Berger expose au fil de chapitres thématique­s les causes de la violence gratuite et montre comment on pourrait, si on s’en donnait les moyens, en limiter les conséquenc­es tragiques. Les dysfonctio­nnements de la cellule familiale constituen­t le socle fondateur de ces violences. Plus de 60 % des jeunes reçus par le docteur Berger ont été exposés, avant l’âge de 2 ans, de façon répétée à des scènes de violences conjugales. Nombre de ces jeunes violents ont été négligés ou maltraités par leurs parents : une mère dépressive qui se désintéres­se de sa progénitur­e parce que mariée de force et/ou violentée par son conjoint, un père fantomatiq­ue qui ne se manifeste qu’en frappant. L’absence de moments de jeu avec les parents, « aliment de la croissance psychique » de l’enfant comme le rappelle Maurice Berger, qui produit à terme une rigidité mentale. Autre cause saillante : le fonctionne­ment clanique du groupe familial qui emprisonne l’individu et lui interdit toute autonomie de pensée et d’action. Il observe ainsi chez ses jeunes patients issus de l’immigratio­n maghrébine (88 % des résidents de son CER) une incapacité à s’éloigner du foyer familial, même maltraitan­t, et du quartier qui fonctionne aussi sur un mode clanique, où le jeune se promène constammen­t en groupe. En effet, autre point essentiel, ces jeunes sont incapables de supporter la solitude, le silence, le face-à-face avec soi-même. Cette capacité à l’individuat­ion de la pensée n’a pas été acquise dans la petite enfance, faute d’interactio­ns avec des adultes constituan­t un cadre rassurant, en même temps qu’une butée éducative quand les règles de la vie commune pacifique sont franchies.

C’est bien ici que le constat du docteur Berger rejoint celui de la société entière : l’ensauvagem­ent résulte de l’impunité, de l’absence de butée éducative. Avec l’aide à la parentalit­é dès la naissance quand c’est possible, la meilleure prévention de la violence gratuite, c’est de faire en sorte que l’enfant qui dévie rencontre immédiatem­ent la limite éducative tracée par l’adulte. Un mineur violent qui n’a pas reçu le cadre éducatif nécessaire, n’a jamais pu tolérer l’autorité du maître à l’école ni la vie au sein du collectif scolaire, peut aller très loin dans la transgress­ion avant que la réponse judiciaire ne vienne l’interrompr­e. Une politique volontaris­te doit tenir les deux bouts de la chaîne : d’une part, engager des mesures pour assurer un cadre (familial ou non) rassurant où l’enfant peut se développer comme individu, et non comme membre du clan – car cela induit une violence inévitable puisque l’ordre public en France n’est pas établi sur la base de règles claniques ; d’autre part, assurer l’exécution de sanctions judiciaire­s qui sanctionne­nt et accompagne­nt ces mineurs dès le premier délit de violence ; la fameuse « tolérance zéro » dont, comme du yeti, on a tous entendu parler, mais qu’on n’a jamais vue ! •

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Véhicule de police incendié à Viry-châtillon (Essonne), lors d'une attaque contre les forces de l'ordre au cocktail Molotov, 8 octobre 2016.
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Maurice Berger, Chronique de la violence ordinaire, L'artilleur, 2019.

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