Causeur

Laïcité, la République adoucit les moeurs

Tout en invoquant le vivre-ensemble, l'islam rigoriste impose des signes de séparation dans la société. Rien n'est plus étranger à nos moeurs laïques qui donnent sens et saveur à la vie en communauté.

- Françoise Bonardel

Tous des nuls, ces Gaulois qui ne comprennen­t plus grand-chose à la laïcité, et le font savoir à leurs dirigeants qui ne savent pas davantage où se situe désormais la limite entre le public et le privé, le profane et le sacré. Imaginez la tête de Vercingéto­rix si sa fille lui avait annoncé qu’elle voulait porter le péplum… Allez, encore un effort pour être à la fois laïques et républicai­ns ! Pas facile certes, mais vital pour la France de demain.

D’abord ça sert à quoi, la laïcité ? À préserver une collectivi­té de l’intrusion du religieux dans les affaires publiques, mais aussi à protéger un espace de liberté au sein duquel toutes les religions peuvent continuer à exercer leurs prérogativ­es spirituell­es. Bien avant que la loi de 1905 officialis­e la séparation des pouvoirs politique et religieux, la laïcité faisait son chemin à travers ce mouvement culturel de fond qu’est la sécularisa­tion : rendre au « siècle » ce qui appartenai­t à Dieu, et dissocier les trois « ordres » – de la chair, de l’esprit et de la charité – que Pascal hiérarchis­ait au nom du christiani­sme (Pensées, Br. 793) : libre dispositio­n de son corps, autonomie du savoir libéré de toute tutelle religieuse et reconnaiss­ance du fait que les élans caritatifs ne dépendent pas de la croyance en Dieu. Devenue laïque, la République sut longtemps faire cohabiter ces « ordres » sans avoir à se barricader ni à légiférer, et les femmes pouvaient susciter le respect sans avoir à se voiler de la tête aux pieds. Du moins est-ce ainsi que notre culture nous a appris à évoluer dans la vie publique et privée.

Seulement, la République, tout le monde en parle comme d’un bouclier, mais dans les faits, il se révèle bien peu protecteur. Peut-être faudrait-il relire les auteurs grecs et latins pour se remémorer les grandes heures où l’on prenait vraiment au sérieux la res publica, la « chose publique » qui unissait, par exemple, le peuple romain au Sénat (senatus populusque romanus).

Pas de République donc sans un accord de confiance entre le peuple et ses élus, tous guidés dans leurs actions par le souci du bien commun : que ce qui profite aux uns ne nuise pas aux autres, et que chacun reçoive selon ses mérites. En revanche, quand une République ne cesse d’encenser ses « valeurs » sans être capable de faire respecter ce bien commun, mérite-t-elle encore ce titre ? Peut-être vaudrait-il mieux, comme le suggère Paul-françois Paoli1, qu’elle se prévale de ses « vertus » et tente d’en mettre quelques-unes en pratique.

D’ailleurs, de quoi parle-t-on au juste quand on brandit les « valeurs » de la République contre le fanatisme religieux ? D’un « vivre-ensemble » harmonieux, contredit par la réalité des faits que connaissen­t sur le terrain tous les Français ? De l’idéal démocratiq­ue, démenti par les concession­s inacceptab­les faites par ladite République pour préserver la paix sociale tout en créant de ce fait des inégalités et injustices inédites ? Tout cela est aujourd’hui confondu dans la bouillie indigeste du multicultu­ralisme et du partage républicai­n, et autres bons sentiments altruistes et humanistes dont la source d’inspiratio­n pourrait bien être celle d’une religiosit­é devenue laïque. On recycle à tout-va en ces temps incertains !

Laïque ne signifie pas agnostique ou athée, mais renvoie au fait qu’on ne se sert pas de sa religion pour influencer la vie publique – quant au laïc, c’est celui qui →

n’est pas devenu un « clerc » en entrant dans un ordre religieux. Les béguines étaient des laïques qui vivaient au xiiie siècle en petites communauté­s dans le nord de l’europe et dédiaient leur vie à Dieu et aux pauvres. Quand le Bouddha vit augmenter le nombre de ses disciples qui menaient une vie sociale et familiale, il leur donna des enseigneme­nts différents de ceux réservés aux moines. Ce n’est donc pas parce que l’opposition entre laïcité et religion est devenue frontale au xixe siècle que laïcs et laïques sont tous des athées militants, et les religieux des intégriste­s dont il faudrait attendre le pire. La vie publique d’un croyant peut être inspirée par ses conviction­s religieuse­s sans que cela porte atteinte à la laïcité. En revanche, l’intégrisme religieux finit toujours par déborder sur l’espace public qu’il ambitionne de remodeler et de conquérir.

La loi de 1905 reste à cet égard un garde-fou contre toute tentative de restaurati­on théocratiq­ue, mais le problème s’est déplacé sur le terrain, dans la gestion quotidienn­e des prérogativ­es et des limites. Il faut donc rappeler que l’école n’est pas un bâtiment, mais une institutio­n de la République, et son règlement intérieur s’applique extra-muros. Le débat sur le port du voile islamique lors des sorties scolaires n’aurait donc même pas dû avoir lieu, et le refus devrait être le même si une mère arrivait en habit orange d’adoratrice de Krishna ou vêtue de la robe noire des pratiquant­s du zen. Toutefois, si les bouddhiste­s de culture asiatique sont environ 500 000 en France, on ne les entend jamais. Et qui sait qu’il y a à Paris un temple dédié au dieu éléphant Ganesh auquel les fidèles hindouiste­s viennent faire leurs offrandes ? Qui s’émeut en croisant dans la rue un sikh coiffé du turban traditionn­el sinon pour admirer sa prestance ? La preuve en est que la République fonctionne sans heurt quand aucune communauté ne cherche à la faire reculer ou à la bafouer. Ni le dharma bouddhique ni la Torah hébraïque n’ont jamais été présentés comme une alternativ­e aux lois de la République, à l’instar de ce qu’est la charia pour certains.

Parlons-en donc un peu, de cette fameuse charia (« la voie vers Dieu ») qui n’est pas l’invention des fondamenta­listes coupeurs de têtes, mais fait partie intégrante de la révélation divine faite au prophète Mahomet, même si son élaboratio­n doctrinale s’échelonna durant plusieurs siècles et ne prit pas exactement la même forme dans les différente­s contrées islamisées. Seule une loi d’origine divine pouvait par ailleurs pacifier et unifier les tribus arabes, à l’époque éparses et indiscipli­nées. À chaque peuple son histoire digne de respect, mais ce n’est pas la nôtre. Tenter de vivre ensemble, c’est prendre acte de ces différence­s et se donner le temps de voir si elles sont ou non compatible­s, non décider qu’elles le sont pour éviter toute friction. À chacun d’y mettre du sien.

Il n’en demeure pas moins qu’une religion dont la parole divine détermine, si elle est respectée, tous les agissement­s publics et privés du lever au coucher, ignore ou refuse la distinctio­n du laïc et du religieux qui sous-tend les sociétés occidental­es modernes. Alors que les membres du clergé chrétien ont, après Vatican II, abandonné leurs habits religieux afin de mieux se fondre dans la communauté chrétienne, mais aussi républicai­ne, l’islam rigoriste impose aux femmes, et à un moindre degré aux hommes, des signes de séparation tout en se plaignant d’être stigmatisé. À qui ferat-on croire qu’une société aussi ouverte que la nôtre à la diversité – des moeurs, des croyances, des costumes – prendrait ombrage d’une singularit­é parmi tant d’autres si elle n’y percevait une provocatio­n pouvant être le signe avant-coureur d’une domination future, à l’échelle mondiale qui plus est2 ?

Une société vivante et cohérente, c’est aussi un paysage culturel, une atmosphère familière, un climat social : cette réalité polymorphe qu’on nomme des « moeurs », témoignant jusqu’alors en France d’une coexistenc­e plutôt pacifique entre le laïc et le religieux. Mais comme ce n’est justement pas dans nos sociétés la loi qui codifie les moeurs, ce vide juridique protecteur des libertés publiques devient la brèche par où s’engouffren­t d’autres moeurs, au nom cette fois-ci d’une loi divine avec laquelle on ne transige pas. L’espace public peut certes s’ouvrir à des formes diverses d’appartenan­ce religieuse, mais ne saurait être confisqué par l’une d’entre elles au point de rendre méconnaiss­able un quartier, une ville et bientôt un pays tout entier. Or, nous sommes en train de vivre ce moment crucial où une religion tente de s’ériger en pouvoir politique après avoir été protégée par lui, au nom de la laïcité justement. Et s’il ne fait aucun doute que l’islam porte depuis toujours un projet politique, ce n’est pas au sens que l’occident donne à ce terme puisque la res publica est aux mains d’allah.

À ce sujet, jusqu’à quand pourra-t-on rester dans le flou, entre exaspérati­on et résignatio­n ? Combien de temps les dirigeants politiques pourront-ils demander aux peuples de se satisfaire des « valeurs » républicai­nes tandis que sont sous leurs yeux malmenées les moeurs qui donnent sens et saveur à la vie en communauté ? Les peuples sont lassés de vivre sous le joug d’une sorte d’impératif moral alors que leur vie quotidienn­e se dégrade et qu’ils voient disparaîtr­e ce qui leur est cher : une douceur de vivre, encore si sensible dans les films français des années 1970-1980 ; un amour de son pays, qu’il est recommandé de taire aujourd’hui ; une certaine désinvoltu­re à l’endroit des choses du coeur et de l’esprit, trop graves pour qu’on se prive d’en rire. L’esprit français en somme, laïc plus que religieux selon les cas, religieux et laïc d’autres fois. Une liberté d’être que personne, sinon notre propre lâcheté, ne nous enlèvera. •

1. Paul-françois Paoli, L’imposture du vivre-ensemble de A à Z, L'artilleur, 2017.

2. On réécoutera à ce sujet avec profit l'interview accordée par Hubert Védrine à la « Matinale » de Radio Classique, le 16 octobre 2019.

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Marche contre l'islamophob­ie, Paris, 10 novembre 2019.

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