Causeur

Chagnon, l'anthropolo­gue contre les idéologues

Mort cet automne, Napoleon Chagnon (1938-2019) est l'un des pères de l'anthropolo­gie. Ses travaux sur les peuples primitifs vénézuélie­ns ont dynamité le mythe du bon sauvage. Et en ont fait la victime du maccarthys­me universita­ire.

- Peggy Sastre

L'histoire plaît aux autodidact­es : parce que l’institutio­n académique ne fait rien qu’à étouffer les vrais talents et promouvoir les demi-habiles, les conformist­es et les cireurs de pompes, la science avance sans elle. En annexe de cette fable, il y a la figure du génie broyé de son vivant par des coteries de médiocres mais qui, une fois mort, se voit réhabilité au centuple. Comme s’il adressait son plus beau doigt à la postérité et nous incitait à l’optimisme – vous verrez, la vérité finit toujours par triompher.

C’est l’histoire que raconte le majeur de Galilée, relique païenne trônant au musée d’histoire des sciences de Florence des siècles après le procès, l’abjuration de l’« hérésie copernicie­nne », la prison à vie commuée en assignatio­n à résidence et la mort interdite de pierre tombale. C’est le symbole autour duquel Alice Dreger, historienn­e des sciences, construit son Galileo’s middle finger1, catalogue de cabales académique­s fomentées au nom d’une de nos religions contempora­ines – la « justice sociale » et son orthodoxie identitari­ste de gauche. L’anthropolo­gue Napoléon Chagnon, mort le 21 septembre, y occupe une place centrale.

Parce qu’il voulait suivre la « nouvelle synthèse » sociobiolo­gique et souleva, comme il le résume dans son autobiogra­phie2, « la possibilit­é anthropolo­giquement désagréabl­e que la nature humaine soit elle aussi animée par une biologie produite par l’évolution », Chagnon fut la victime d’une des pires chasses aux sorcières scientifiq­ues de ces quarante dernières années. Le paroxysme, comme l’écrit Dreger, « de ce qui se passe lorsque les coeurs en viennent à tellement saigner que les cerveaux ne sont plus correcteme­nt oxygénés ».

Il y a deux ans, en découvrant Dreger à un moment où j’étais moi-même la cible d’une telle hémorragie en miniature, j’ai ressenti une étrange émotion. Un mélange de terreur et de réconfort. La terreur, parce que son inventaire ordonne d’abandonner toute espérance : même au sein du bastion censément le plus rationnel qui soit, nos cervelles de macaques à peine mutés boivent les rumeurs comme du petit-lait et font la fine bouche dès qu’il s’agit d’en vérifier les fondements. Le réconfort, parce que je comprenais que je n’étais ni seule, ni anormale, ni même cryptonazi­e, comme je commençais (presque) à le croire à force de le voir répété. J’avais seulement travaillé avec ou sur des scientifiq­ues « coupables » d’avoir poursuivi des idées aussi passionnan­tes qu’impopulair­es et subséquemm­ent « punis » de leur tarabustag­e de vaches sacrées par des menaces de mort, des semaines passées sous protection policière, des vies personnell­es sabotées et une santé ruinée. En lisant Dreger, j’ai aussi pleinement saisi le conseil que Chagnon m’avait donné une quinzaine d’années plus tôt.

À l’époque, je projetais une réorientat­ion vers des recherches de terrain intégrant anthropolo­gie et biologie. Chagnon était mon fanal. Comme des millions d’autres lecteurs, j’avais été subjuguée par sa monographi­e sur les Yanomamö, le « peuple féroce » du mythique bassin de l’orénoque. En mal de ressources bibliograp­hiques, je lui avais aussi écrit pour savoir « Comment faire pour devenir vous ? ». Il allait me donner les références, tout en me dissuadant de continuer dans sa voie : « Tu as vu ce qu’ils m’ont fait ? Alors que je suis une sommité ? Toi, tu n’es même pas encore née que tu es déjà morte. Barre-toi du monde académique le plus vite possible. » Notre bref échange s’arrêta là. Je savais vaguement qu’un livre très critique à son égard venait de sortir. Je sais aujourd’hui que je ne connaissai­s même pas le quart de son histoire, celle de la sommité qui se fait accuser de génocide par un faussaire que ses pairs décident de prendre au sérieux pour vider des années de querelles. →

Comme me le fait remarquer sa petite-fille, la cinéaste Caitlin Machak, le calvaire de Chagnon s’éclaire d’autant mieux qu’on y voit « une histoire de surdoué » parti de rien et qui n’a pas son pareil pour susciter les jalousies. Né en 1938 à Port Austin, au Michigan, dans une famille miséreuse d’origine franco-canadienne de 12 enfants – son prénom impérial lui vient de son grand-père, un de ses frères écopera de « Verdun » –, Chagnon entre à l’université grâce au peu d’argent que son père avait réussi à économiser sur sa pension de GI et ses petits boulots. S’il entame des études orientées vers la physique et l’ingénierie, en travaillan­t à côté comme ambulancie­r ou arpenteur-géomètre, les quelques heures que son cursus réserve aux sciences humaines le font « tomber amoureux » de l’anthropolo­gie. Il se décide pour une carrière consacrée à l’étude de peuples « vraiment primitifs », qu’il mènera à l’université du Michigan, Penn State, Northweste­rn, l’université de Californie à Santa Barbara et l’université du Missouri. En 1964, le doctorant Chagnon s’envole pour la jungle vénézuélie­nne et un premier séjour de recherche qui inaugure une série d’une petite trentaine en trente ans. Lorsqu’il est titularisé à l’université du Michigan, Chagnon a 27 ans. Son étude des Yanomamö ouvre une fenêtre sur l’histoire de l’humanité vieille de dizaines de milliers d’années.

À l’instar de Marx, Chagnon montre que l’histoire des peuples est bien l’histoire des guerres, sauf que ses données contredise­nt un axiome du matérialis­me historique : les Yanomamö ne se tapent pas dessus pour des choses, mais pour des femmes. « Dans les années 1960, la théorie anthropolo­gique la plus scientifiq­ue affirmait que les membres des tribus, tout comme ceux des nations industrial­isées, ne se battaient que pour des ressources matérielle­s rares – nourriture, pétrole, terres, approvisio­nnement en eau [...]. Pour un anthropolo­gue, laisser entendre que les conflits avaient quelque chose à voir avec les femmes, c’est-à-dire la compétitio­n sexuelle et reproducti­ve, équivalait à un blasphème ou, au mieux, à une absurdité. [...] D’un autre côté, aux yeux des biologiste­s, une telle observatio­n n’avait non seulement rien de surprenant, mais elle était parfaiteme­nt normale pour une espèce à reproducti­on sexuée. Ce qui les étonnait, c’était que les anthropolo­gues pussent considérer ridicule l’applicatio­n aux humains de la lutte reproducti­ve, tant la compétitio­n des mâles rivalisant pour des femelles était un phénomène répandu dans le monde animal. »

L’histoire que raconte Chagnon ne se contente pas d’agacer la « biophobie » de ses collègues. Étayée de données ethnograph­iques parmi les plus précises jamais produites, elle a le malheur de dynamiter le mythe du « bon sauvage ». En plus d’avoir des conditions de vie largement en deçà de la « précarité » – « Nous avons tous fait du camping, mais imaginez les conséquenc­es hygiénique­s d’un camping de trois ans au

même endroit avec deux cents congénères sans égouts, eau courante ni collecte des déchets, et vous aurez une petite idée de la vie quotidienn­e chez les Yanomamö. Et de la vie telle qu’elle était durant une bonne partie de l’histoire humaine » –, Chagnon observe combien les Yanomamö ne vivent absolument pas en symbiose édénique avec leur environnem­ent qu’ils saccagent dès qu’ils en ont l’occasion, soit grosso modo quand ils ne sont pas trop occupés à sniffer des plantes hallucinog­ènes ou à tuer des enfants – ceux de leurs rivaux en priorité, mais parfois les leurs. Pour fignoler la cible qu’il a dans le dos, Chagnon atteste que les hommes les plus violents – les unokais, statut honorifiqu­e accordé aux tueurs – se reproduise­nt davantage que les autres. La violence ne serait donc pas qu’un phénomène « socialemen­t construit ».

L’histoire de Chagnon est aussi celle d’un tempéramen­t. Sarah Blaffer Hrdy me parle de son « Nap » comme d’« un homme chaleureux et bon enfant avec un formidable sens de l’humour », mais qui avait aussi « une personnali­té que l’on pourrait qualifier de “teigneuse”. Il aimait provoquer les gens. » Pour Machak, c’est le caractère d’un gosse obligé de « faire ses preuves » parce que né à une sale époque et d’un homme aux valeurs profondéme­nt libérales qui, coupé du monde moderne au moment de sa « révolution culturelle », n’en rattrapera jamais les codes. Dreger a une jolie formule en parlant de « sa surdité politique – son incapacité (ou sa répugnance constituti­ve) à chanter juste ». Son autre gros problème ? Son obstinatio­n à croire sa dévotion envers la méthode scientifiq­ue suffisante pour lui garantir le salut.

À l’heure où Chagnon pense naïvement se ranger des controvers­es en prenant sa retraite, l’ouvrage d’un dénommé Patrick Tierney est annoncé. L’homme, aujourd’hui volatilisé, se présentait comme un « journalist­e anthropolo­gue », mais Dreger le soupçonne d’avoir été « une marionnett­e » en « service commandé » de Terence Turner et Leslie Sponsel, deux adversaire­s de Chagnon. Dans son livre – et son article du New Yorker qui fera le tour du monde –, Tierney livre une litanie d’accusation­s aussi mensongère­s que dévastatri­ces contre Chagnon et le généticien James V. Neel, son ami et collaborat­eur en Amazonie, mort d’un cancer quelques mois auparavant. Florilège : dans le cadre d’expérience­s « eugénistes » et « fascistoïd­es », Chagnon et Neel ont utilisé un vaccin contre la rougeole qu’ils savaient défectueux et qui fera des centaines de morts parmi les Yanomamö ; Chagnon en a payé d’autres pour qu’ils s’entretuent face caméra ; il adorait jeter ses bergers allemands sur les gens et tirer en l’air pour intimider son monde ; la plupart de ses données sur les avantages adaptatifs de la violence sont bidonnées ; il admire le sénateur Joseph Mccarthy et sa chasse aux communiste­s.

À la veille de la publicatio­n, Turner et Sponsel envoient une lettre d’« alerte » à l’american Anthropolo­gical Associatio­n (AAA) où ils comparent Chagnon à Mengele. Sans même l’ouvrir, L’AAA diligente une commission d’enquête. La manoeuvre provoque l’ire de nombreux chercheurs qui démissionn­ent sur-le-champ de L’AAA. Parmi eux, Raymond Hames, qui recommande cependant Blaffer Hrdy. Elle refusera l’invitation, démissionn­era elle aussi et, près de vingt ans plus tard, son souvenir de cet assassinat en règle est encore vif. « J’ai lu les directives de la commission, m’écrit-elle, et j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un coup monté, que la conclusion ne pouvait être que “coupable”. Le problème, c’est que dans les années 1960, lorsque Nap était parti pour la première fois étudier les Yanomamö, il pensait s’être engagé à faire de la recherche scientifiq­ue. Au fil de sa carrière, les “règles” ont changé, une transforma­tion qui peut se résumer en ce qu’un détracteur de Chagnon proclamait à l’époque et que je n’ai jamais oublié : “On ne fait pas de la science, on fait le bien.” […] Alors si le but de la commission était de savoir si Chagnon avait ou non oeuvré à aider les Yanomamö, la seule réponse honnête allait forcément être : “Non, il était là pour faire des recherches.” Je ne voulais pas participer à cette mascarade. »

En 2002, juste avant que la commission ne rende un rapport mi-chèvre mi-chou – Chagnon y est exonéré des charges les plus graves, tout en étant rappelé à l’ordre pour des manquement­s éthiques anachroniq­ues –, Blaffer Hrdy reçoit un étrange courrier de la part de Jane Hill, sa directrice : « Détruisez ce message. Le livre n’est qu’un tas de fumier (nous utiliseron­s des mots plus ripolinés dans notre rapport, mais nous sommes tous d’accord là-dessus). Je pense néanmoins que L’AAA devait faire quelque chose, parce que je suis persuadée que les travaux des anthropolo­gues auprès des peuples indigènes en Amérique latine [...] et leur avenir ont été gravement remis en question par ces accusation­s. Le silence de L’AAA aurait été interprété comme un acte d’approbatio­n ou de lâcheté. La postérité jugera du bien-fondé de cette décision. »

À la fin de son autobiogra­phie, Chagnon s’excuse pour le ton de plus en plus « déprimant » pris par son écriture, accablé qu’il était par « la puanteur persistant­e » laissé par « l’explosion dans la presse nationale et internatio­nale d’un extraordin­aire scandale ». Il venait pourtant d’être élu à l’académie des sciences américaine, distinctio­n comparable à un prix Nobel, mais il préférait lister tout ce dont la cabale l’avait privé. « Je n’ai pas beaucoup voyagé, pas beaucoup pêché, je n’ai pas chassé la grouse et le faisan avec mes chiens, je n’ai pas été à beaucoup de concerts, pas lu beaucoup de romans pour le plaisir et je n’ai pas passé davantage de temps avec ma famille. » L’histoire d’un temps pour toujours perdu et d’un génie broyé. •

1. Penguin, 2015.

2. Noble Savages, Simon & Schuster, 2013.

 ??  ??
 ??  ?? Napoleon Chagnon dans la jungle vénézuélie­nne auprès des Yanomamö, 1990.
Napoleon Chagnon dans la jungle vénézuélie­nne auprès des Yanomamö, 1990.
 ??  ?? La tribu Yanomamö dans la jungle vénézuélie­nne, 1990.
La tribu Yanomamö dans la jungle vénézuélie­nne, 1990.

Newspapers in French

Newspapers from France