Les carnets de Roland Jaccard
J’avais recopié, il y a une vingtaine d’années, cette réflexion de René Girard, que j’avais jugée prophétique : « Quand le mur de Berlin est tombé, si vous aviez dit que quinze ans plus tard la situation serait redevenue une opposition jumelle entre deux forces et que l’une de ces forces serait nommée islam, les gens vous auraient ri au nez. » La différence, c’est que l’occident ne croit plus à ses boucs émissaires, l’islam oui.
Certains ont perçu depuis longtemps – notamment Cioran, Caraco ou Sloterdijk – que, hier, l’homme occidental était l’émetteur absolu qui envoyait des messages au monde entier. Désormais, il est devenu le destinataire : il reçoit régulièrement des lettres cachetées qui lui déclarent la guerre. « Occident », aujourd’hui, c’est l’adresse d’une déclaration de guerre. Le plus surprenant est que, par lâcheté ou culpabilité, les Européens ne prennent même plus la peine de les ouvrir. Oui, l’heure de fermeture a bien sonné dans les jardins de l’occident. Il n’est que de voir combien sa culture a sombré pour en prendre la mesure. Mais réjouissons-nous : avec internet et le tourisme de masse, nous avons encore de quoi nous divertir. Sans doute plus pour très longtemps ! Et n’oublions pas que la mort, cela se mérite... surtout quand on vit dans la honte et l’aveuglement.
Comment définir l’histoire, sinon comme une lutte éternelle entre les paralytiques et les épileptiques ?
Cette réflexion géniale de Louis-ferdinand Céline : « Tout est permis, sauf de douter de l’homme. » J’ignorais que Céline considérait Élie Faure comme son Maître et qu’il correspondait couramment avec lui. Il le contredit souvent en lui expliquant qu’il n’y a pas de peuples au sens grandiose où l’entend Élie Faure : il n’y a que des exploiteurs et des exploités – et chaque exploité ne demande qu’à devenir exploiteur. Céline insiste : « Le prolétariat héroïque, égalitaire, n’existe pas. C’est un songe-creux, une faribole, d’où l’inutilité, la niaiserie absolue, écoeurante de toutes ces imageries imbéciles qui opposent le méchant capitaliste repu à la chaîne d’or au prolétaire en blouse bleue, héros de demain. Ils sont tous aussi fumier l’un
que l’autre. » Conclusion : il ne faut se donner ni au peuple, ni à la finance, ni à personne. J’ajouterai : et surtout pas à soi-même.
Si Jésus était mort à soixante ans, il aurait considéré sa religion comme un péché de jeunesse.
La seule question à laquelle personne n’est en mesure de répondre, c’est : « À quoi bon ? » L’équivalent de « I would prefer not to ». Question qui n’en est pas une, remarque finement Cioran, car c’est la réponse à toutes les questions.
Rares sont ceux qui arrivent à cette conclusion : la jouissance la plus profonde et la plus subtile est, aussi paradoxal que cela paraisse, le renoncement. Il me semble que je ne suis pas loin d’y parvenir.
J’approuve totalement ce cher Albert Caraco lorsqu’il écrit que la plupart des hommes feraient mieux de se couper la gorge plutôt que de languir à la surface d’eux-mêmes. Ce que j’ai de commun avec lui, c’est le plaisir que je prends à froidement scandaliser mes lecteurs, non pour qu’ils se hérissent, mais pour qu’ils se réveillent, tout en sachant que c’est peine perdue.
J’ai renoncé à écrire mon autobiographie qui, de toute manière, n’intéresserait personne, car elle révélerait que tout va bien, sauf ma mémoire.
Il y a depuis peu à Vienne un Musée des pompes funèbres. Un ami me conseille d’y aller : on se sent immédiatement chez soi. Il y a aussi le café Schopenhauer pour se requinquer.
J’ai beaucoup changé dans ma vie, ne sachant si j’allais vers le meilleur ou le pire. Je me prépare au dernier changement qui aura au moins l’avantage de m’éviter ce genre de questions.
Notre amour de la vie – et je m’aperçois chaque matin combien il décline vite chez moi – n’est qu’une vieille liaison dont nous avons bien de la peine à nous débarrasser.
L’euthanasie, comme le propose le Parlement belge, devrait être accordée à quiconque est las de vivre et considère son existence comme accomplie. Il me plaît d’achever cette chronique sur une note optimiste... •