Causeur

FAKE NEWS : L'ARME FATALE

- Par Jean-paul Lilienfeld

Grâce à Flint, une intelligen­ce artificiel­le de veille journalist­ique élevée par Benoît Raphaël, j’ai reçu un lien vers une vidéo incroyable du New York Times. Elle est en anglais, mais l’équipe explique comment elle a travaillé. Et c’est époustoufl­ant.

En compilant des milliers de données audio, vidéo, balistique­s, géographiq­ues, des témoignage­s locaux et des expertises scientifiq­ues, cette vidéo prouve le bombardeme­nt d’hôpitaux civils en Syrie par l’armée russe, les 5 et 6 mai. Des frappes évidemment niées par le gouverneme­nt russe. D’autant plus que ces hôpitaux figuraient sur une liste de « désescalad­e » adressée à la Russie par les Nations unies. En clair, il s’agissait de cibles interdites par L’ONU. Il était donc prudent de prétendre que c’était l’aviation de Bachar el-assad, déjà en délicatess­e avec L’ONU, qui avait transgress­é l’interdit.

Je ne m’étendrai pas ici sur l’éventualit­é selon laquelle les malades et le personnel de cet hôpital faisaient office de boucliers humains pour certaines factions (comme cela s’est parfois passé à Gaza). Il est tout à fait possible que les méchants Russes n’aient pas eu pour seule cible la population malade de l’hôpital. Du reste, il n’est pas complèteme­nt avéré que l’hôpital ait été en fonction au moment du bombardeme­nt. Il apparaît néanmoins qu’après avoir été plusieurs fois détruit, il venait d’être reconstrui­t en « semi-enterré »…

L’intérêt particulie­r de cette vidéo, c’est qu’elle préfigure ce que pourrait être le journalism­e du futur, l’anti-fake news. Ses auteurs utilisent toutes les possibilit­és de la technologi­e pour recenser les informatio­ns disponible­s, y compris celles dépourvues de toute fiabilité, diffusées sur les réseaux sociaux, mais ne les valident qu’après avoir vérifié et croisé les infos.

Comment parviennen­t-ils donc à faire émerger la vérité ?

Pour commencer, ils recueillen­t les données. Des photos et des films de l’hôpital auquel ils

avaient décidé de s’intéresser, il y en avait plein Facebook et Telegram, deux réseaux sociaux sur lesquels des citoyens sur le terrain (et éventuelle­ment enfumeurs patentés) déversent leurs images.

En contactant ces témoins, mais aussi les organisati­ons médicales locales, ils ont fini par obtenir de la part de certains des images et des rapports internes qui n’avaient pas été publiés. Il s’agit là d’un travail classique de journalist­e d’investigat­ion, mais qui se perd tellement à l’heure des fake news et de l’indignatio­n bon marché qu’il est déjà très appréciabl­e de voir ces bonnes vieilles méthodes encore en usage.

Ces deux étapes n’ont cependant pas permis aux journalist­es de demain de trouver des preuves directes de l’implicatio­n de la Russie dans ce bombardeme­nt, d’ailleurs démenti par les responsabl­es russes.

Nos cyberenquê­teurs ont donc minutieuse­ment rassemblé des données de vol enregistré­es des mois durant par un réseau d’observateu­rs syriens, qui suivait des avions de combat pour avertir les civils de frappes aériennes imminentes. Les observatio­ns de vol mentionnai­ent l’heure, l’emplacemen­t et le type général de chaque aéronef repéré. Ils se sont également procuré des dizaines de milliers d’enregistre­ments audio inédits des conversati­ons entre des pilotes de l’armée de l’air russe et des officiers de contrôle au sol en Syrie : celles-ci, d’une durée de seulement quelques secondes chacune, se déroulaien­t dans un jargon militaire incompréhe­nsible. Des journalist­es ont alors passé des semaines à traduire et déchiffrer ce langage codé pour comprendre comment les pilotes russes menaient des frappes aériennes en Syrie. Quelles expression­s revenaient régulièrem­ent ? À quels moments ? Petit à petit, des occurrence­s se sont dégagées…

Il fallait ensuite mettre à jour les correspond­ances entre ces données de vol russes et les autres informatio­ns connues sur les frappes aériennes, par les images satellite et les déclaratio­ns des médecins. À cette fin, toutes les informatio­ns collectées ont été versées dans une base de données. Puis un technicien maison a conçu un outil d’analyse permettant de rechercher des données par heure et par lieu.

Pour chaque frappe aérienne, ils ont examiné les éléments de preuve enregistré­s au moment de l’attaque : les avions de l’armée de l’air russe étaient-ils en vol ? Ont-ils été repérés près des hôpitaux par des vidéos ou des témoins oculaires ? De quoi parlaient-ils sur les enregistre­ments audio intercepté­s ?

Restait aussi à s’assurer que les vidéos aient été réellement tournées près de l’hôpital concerné. Google Earth a fait le travail : une géolocalis­ation manuelle peut déterminer le site exact d’une photo ou d’une vidéo en utilisant des points de repère vus sur la vidéo (un minaret et un château d’eau dans les environs de l’hôpital), des caractéris­tiques géographiq­ues (dessin des collines et la crête de la montagne dans ce cas) que l’on corrobore ensuite avec des images satellite. On a ainsi réussi à géolocalis­er avec certitude toutes les vidéos : les explosions se sont toutes produites à l’hôpital chirurgica­l Kafr Nabl.

À ce stade, les journalist­es du New York Times pouvaient affirmer de manière certaine que, les 5 et 6 mai, les forces aériennes russes et syriennes étaient actives au-dessus de l’hôpital. Mais il était impossible de savoir lesquelles l’avaient bombardé. Bachar ou les Russes ?

C’est l’analyse des enregistre­ments audio qui a donné la clef : « Srabota ! » a déclaré un pilote russe à 17 h 30. Ce mot qui se traduit par un innocent « Ça marche » revenait dans nombre des échanges entre ce pilote russe et la base de guidage au sol. Et « Srabota ! », il l’a répété cinq minutes plus tard, à 17 h 35 – et encore à 17 h 40 et puis à 17 h 48.

Or, il y a bien eu en tout quatre largages de bombes sur l’hôpital, à environ cinq minutes d’intervalle. Mieux, à chaque fois, c’est environ quarante secondes avant le moment de l’impact, connu grâce aux métadonnée­s extraites des vidéos des témoins (le time-code fournissan­t l’heure locale de la prise de vue), que le pilote russe lâchait son « Srabota !» Il confirmait tout simplement qu’il avait bien largué sa bombe sur sa cible.

Plusieurs mois de recherches multidisci­plinaires et huit minutes de vidéo imparables.

Le journalism­e de demain vous salue bien. •

La vidéo est ici : https://nyti.ms/2ofihfk

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