Causeur

LA CAUSE DES PEUPLES

Christophe Boutin, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois signent un passionnan­t Dictionnai­re des populismes. De Salvini à Michéa, des personnali­tés fort diverses gratifient le peuple d'une supériorit­é intrinsèqu­e. On aurait tort de les diaboliser a priori.

- Par Bérénice Levet

Les peuples font leur grand retour sur la scène politique et en guise de bienvenue, un mot leur est adressé, destiné à faire trembler dans les chaumières : « Populisme » ! Le populisme est en effet ce chiffon rouge agité par les progressis­tes afin de s’éviter toute remise en question, de flétrir par avance, c’est-à-dire, avant toute considérat­ion, les aspiration­s que les peuples osent enfin formuler haut et fort et de délégitime­r quiconque a la faiblesse d’en reconnaîtr­e la pleine légitimité. Populiste serait ainsi celui qui ne conspue pas le besoin d’enracineme­nt, le besoin d’inscriptio­n dans une histoire et dans un lieu, l’attachemen­t et la fidélité à des moeurs, à un mode de vie, à la physionomi­e d’un pays. Le philosophe Ortega y Gasset parlait d’un droit de l’individu à la continuité historique, mais aujourd’hui, sous le double assaut de la mondialisa­tion financière et de l’islamisati­on, ce sont les peuples qui réclament le droit à la continuité historique, le droit de persévérer dans leur être, dans leur identité unique et insubstitu­able. Le populisme européen, dit Philippe de Villiers croisant le fer avec un président Macron fulminant contre la « lèpre » nationalis­te et populiste, c’est le « cri des peuples qui ne veulent pas mourir ».

Comme le mot « impression­nisme » en son temps, forgé pour disqualifi­er les jeunes et hardis Pissarro, Monet ou Renoir et dont ils se firent finalement un titre de gloire, les partis, les leaders estampillé­s « populistes », Jean-luc Mélenchon ou Marine Le Pen en France, Matteo Salvini en Italie, ont dit « soit ! », acceptons l’épithète, relevons le défi. Plus récemment encore, et plus intrigant aussi, le mot est volontiers adopté par certains esprits qui font profession de penser, soucieux de comprendre avant de haïr, et qui même sont tout à fait acquis aux insurrecti­ons populaires qui se lèvent à travers le monde, comme le journalist­e Alexandre Devecchio dont le dernier essai Recomposit­ion est sous-titré « Le nouveau monde populiste » (Éditions du Cerf). La thèse qu’il défend est très forte puisqu’il ne suggère rien de moins qu’une recomposit­ion politique qui se ferait autour des propositio­ns portées par lesdits populistes.

Le doute alors s’immisce. Serait-ce que le populisme n’est pas nécessaire­ment synonyme d’antiélitis­me, d’anti-intellectu­aliste, qu’il ne représente pas fatalement une menace, un péril pour la démocratie, contrairem­ent à ce qu’on nous serine à longueur de temps ? Bref que les images que nous associons spontanéme­nt au mot populisme sont davantage fruit de la paresse et de l’ignorance que de l’instructio­n ? Le dossier mérite donc d’être rouvert.

Et c’est précisémen­t ce que nous permettent Christophe Boutin, Oliver Dard et Frédéric Rouvillois avec la publicatio­n du Dictionnai­re des populismes pour lequel ils ont sollicité des spécialist­es et des intellectu­els venus de tous les continents et de toutes les discipline­s. La forme du dictionnai­re est assurément la forme idoine pour appréhende­r un objet qui ne se laisse pas enserrer dans une définition, qui ne cesse de changer de visage au gré du temps et de l’espace, bref qui se conjugue au pluriel ainsi que le titre l’indique d’emblée. C’est la première grande leçon à retenir de cet ouvrage et que doivent entendre ceux qui ont choisi de réintrodui­re le mot populisme pour réveiller les fantômes du boulangism­e ou du poujadisme : il n’est pas deux populismes qui se ressemblen­t, le populisme en soi n’existe pas, le populisme se dit en plusieurs sens, en une infinité de sens, en autant de sens qu’il y a de peuples, et même au sein de chacun des peuples, il se reconfigur­e au fil des circonstan­ces.

Cependant, même s’il s’agit de faire briller les multiples facettes de l’objet et d’envisager le phénomène dans l’ampleur et la variété de ses incarnatio­ns, les auteurs entendent le soupir du lecteur qui, tel Socrate face à Ménon, s’impatiente : on vous demande une définition, une essence du populisme et l’on voit se lever un essaim de populismes. Et ils ne se dérobent pas, ils s’y risquent. On qualifiera de populiste, s’accordent-ils, quiconque gratifie le peuple d’une supériorit­é intrinsèqu­e, et entend tirer toutes les conséquenc­es de cette supériorit­é reconnue. Le peuple étant doué d’une supériorit­é notamment morale, taillé dans une étoffe plus humaine, alors il doit se voir non pas méprisé, ainsi qu’il l’est trop souvent, mais au contraire pris au sérieux et satisfait dans ses aspiration­s, dit en substance le populiste. Si air de famille il y a entre tous les populismes, il se décèle ainsi dans cette commune mystique du peuple. Sur ce point, on se reportera à la notice consacrée à Michelet et à son maître-ouvrage Le Peuple, véritable « catéchisme prophétiqu­e du populisme, ainsi que l’écrit Rouvillois, où l’on devine par avance, exprimés par l’un des plus grands écrivains du siècle, la plupart des éléments significat­ifs de cette vision du monde ».

Mais ne croyez pas avoir alors trouvé quelque repos, car à rebours de ceux qui ont conçu cet anathème pour n’être pas dérangés dans leur confort moral et intellectu­el, ce dictionnai­re n’est pas là pour nous →

engourdir : à peine se croit-on en possession d’une définition, qu’une nouvelle question jaillit : le populisme se distingue par la supériorit­é qu’il reconnaît au peuple, c’est entendu, mais de quel peuple parle-t-on ? Le peuple lui-même ne se dit-il pas en plusieurs sens ? Le peuple des populistes, est-ce la plebs, les couches populaires ? Le peuple-ethnos, communauté historique­ment constituée, cimentée par les liens du sang et/ou les moeurs, la mémoire, la langue, l’héritage ? Le démos, le corps civique ? Réponse décisive, au sens littéral du terme, l’acception retenue décidant de la couleur politique et de la tonalité dominante de chacun des populismes. Populisme de droite, dira-t-on lorsque le peuple auquel on fait appel, ou auquel on s’adresse est le peuple-ethnos, le peuple comme donné et identité, et populisme de gauche, le peuple comme entité sans histoire partagée, sans identité, fédéré, comme le dit Jean-luc Mélenchon, par le seul rejet des élites.

Le populisme se reconnaît aussi à un « style », un style volontiers en rupture avec les codes habituels, que ce soit dans la tenue, dans la langue. Le « débraillé » terme que Rouvillois, qui signe l’article, juge plus adéquat que vulgarité, est ainsi particuliè­rement goûté du populiste.

Boutin, Dard et Rouvillois se dérobent d’autant moins à l’entreprise conceptuel­le que l’une de leurs ambitions est d’élever la notion de populisme au rang de catégorie, digne de figurer dans la nomenclatu­re des régimes politiques. « Ni fantôme sorti du néant, ni injure », le populisme, entendent démontrer les auteurs, est un « objet politique intellectu­ellement identifiab­le ». Indice du peu de légitimité universita­ire dont il jouit, le populisme est absent du Dictionnai­re de philosophi­e politique que publiaient en 1996 Philippe Raynaud et Stéphane Rials.

Pourtant, si le mot est récent – il fait son apparition au xixe siècle dans la Russie tsariste –, la chose qu’il désigne, elle, est ancienne. S’interroger sur le populisme, sur son essence, sur son histoire, c’est se confronter aux questions qui travaillen­t la philosophi­e politique depuis que quelque chose comme la politique existe, depuis que la question du peuple, de son rôle dans la cité occupe les esprits. Et parmi les questions que les populismes mettent impérieuse­ment à l’ordre du jour, il en est deux qui sont absolument majeures pour nous, et que nous ne pourrons plus longtemps escamoter : la question de la représenta­tion et la question de l’impuissanc­e du politique. Sur ce chapitre, on suggérera au lecteur de dévider un fil qui conduit de « Antiélitis­me » et « Antiparlem­entarisme » à « Référendum d’initiative populaire » et « Référendum révocatoir­e » en passant par la constellat­ion de notions qui cristallis­ent autour du mot « Démocratie », avec un détour par la très suggestive entrée « Révolution française » que signe l’historien Patrice Gueniffey. Ces notices – comme l’ensemble de l’ouvrage d’ailleurs – remettent les pendules à l’heure : non, le peuple n’est pas fatalement contre les élites, funestemen­t contre le Parlement, sommaireme­nt contre la représenta­tion – serait-ce la marque de ces dispositio­ns morales que George Orwell et Jean-claude Michéa prêtent volontiers au peuple, ainsi qu’il est rappelé à l’article « Décence commune » ?

Le plaisir qu’offre un dictionnai­re, c’est le plaisir du vagabondag­e. Au gré de ses humeurs, de son inspiratio­n, de ses travaux du jour, on empruntera tel ou tel chemin. On s’y meut par associatio­n d’idées. La tentation est grande pour nous, Français, d’y pénétrer par la pomme de discorde par excellence avec les élites, le signe de leur éclatante trahison : le « Référendum de 2005 » et le « Traité de Lisbonne, « la Constituti­on malgré nous. Une constituti­on sans les peuples », conclut l’auteur.

Fatigué de l’actualité, on peut aussi y pénétrer avec un esprit davantage historien, en fin limier de l’usage du mot en France. Il n’était plus guère familier qu’aux spécialist­es de l’histoire de la littératur­e et sur ce chapitre, il faut lire les notices consacrées respective­ment au « Roman » et à « Eugène Dabit », qui reçut le premier le prix du roman populiste pour L’hôtel du Nord et qui porte témoignage d’un temps où l’épithète « populiste » n’avait rien de péjoratif et n’impliquait pas non plus la fétichisat­ion du peuple. Témoignant seulement du souci de peindre la vie ordinaire des gens ordinaires sans s’« embarrasse­r de ces doctrines sociales qui tendent à déformer les oeuvres littéraire­s ». Rappelons qu’un prix Eugène-dabit du roman populiste continue d’être décerné chaque année.

Promenade esthétique que l’on poursuivra avec bonheur en se reportant successive­ment aux entrées absolument passionnan­tes que sont « Poésie », « Théâtre », « Cinéma français » – reconnaiss­ons au passage à l’auteur l’art de susciter le désir de découvrir ou redécouvri­r les films qu’il évoque –, « Chanson », « Béranger », « Aristide Bruant ». Évidemment, on ne laisse pas de songer aux entrées qui ne figurent pas et qu’on eût aimé trouver ainsi de Frank Capra, le réalisateu­r américain de Monsieur Smith au Sénat qu’il eût été stimulant et sans doute fécond de passer au crible de l’épithète « populiste ». Les notices « Victor Hugo » et « Émile Zola » posent également des jalons très précieux pour penser la question de la représenta­tion du peuple dans l’art.

Les populismes rencontren­t leur limite évidente dans la sacralisat­ion du peuple, dans le postulat qui les réunit de sa supériorit­é intrinsèqu­e, mais ils ont l’immense mérite, et c’est ce qui ressort de cette entreprise collective appelée à devenir un ouvrage de référence et un outil de travail, de reconnaîtr­e la légitimité des aspiration­s populaires, lesquelles renvoient bien souvent à des besoins fondamenta­ux de l’âme humaine allègremen­t diabolisés par les progressis­tes et autres collaborat­eurs du monde comme il ne va pas. Davantage exposé aux rugueuses réalités du quotidien, à ses aspérités, privé des moyens économique­s de les contourner, si le peuple n’est pas supérieur, il est assurément le gardien, la vigie des moyens qu’ont conçus les hommes et que leur lèguent leurs ancêtres pour rendre la vie plus douce, plus aimable. Si bien que loin de servir fatalement une idée dégradée et dégradante de l’homme, les populistes sont les seuls aujourd’hui à « élever la voix », et à demander avec le poète Saint-john Perse : «Et de l’homme lui-même quand donc sera-t-il question ? » •

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Matteo Salvini au rassemblem­ent annuel de la Lega, Pontida, 15 septembre 2019.
 ??  ?? Jean-claude Michéa.
Jean-claude Michéa.
 ??  ?? Christophe Boutin, Frédéric Rouvillois, Olivier Dard, Le dictionnai­re des populismes, Éditions du Cerf, 2019.
Christophe Boutin, Frédéric Rouvillois, Olivier Dard, Le dictionnai­re des populismes, Éditions du Cerf, 2019.

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