Causeur

Caubère, Oedipe roi des planches

Entre Hergé et Proust, Philippe Caubère raconte ses souvenirs sur scène. Sous la double tutelle de sa mère disparue et d'ariane Mnouchkine, il met un point (presque) final à sa thérapie théâtrale. Portrait d'un histrion de génie.

- Frédéric Ferney

Coucou, le revoilà !

Il vient de publier le second tome de son Roman d’un acteur, sous le titre La Belgique (éditions Joëlle Losfeld) et présente trois nouveaux monologues sur la scène parisienne. Il revient, il revient toujours, c’est un revenant, Philippe Caubère.

Mais le fantôme, ce n’est pas lui, ce sont les autres, tous les autres, amours, muses, démons, tout ce cirque humain, cette meute de spectres hilares qui le harcèle dans l’intimité de ses nuits, toutes ces figures peintes qui bravent l’oubli et qui le remordent sans fin. À bientôt 70 ans, sa tête de jeune loup, mi-faune mi-farfadet, n’est-elle pas lourde d’avoir trop dansé avec des ombres ? Cela va-t-il cesser un jour ? « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir », dit un personnage de Beckett…

Non ! Avec lui, trop, ce n’est pas assez ; il ne sait pas s’arrêter – l’encre, le sang, les larmes, les mots, il faut que ça coule, il faut que ça gicle, nom d’un chien ! D’où lui vient ce diminutif : « Budu » ? Et comment est née cette idée folle de mimer sa vie sur la scène, de faire le pitre au lieu de jouer du Racine en poignets de dentelle et en culotte de soie ?

La faute à Céline !

Un jour, encore adolescent, à Marseille, il a lu Mort à crédit, dont il a aimé la sincérité obscène et mélancoliq­ue ; il y a cueilli des saveurs qu’on ne trouve qu’à soi ; plus tard, il a choisi d’adopter le nom du héros, « Ferdinand » alias « Budu » – un jeune homme sensible, hargneux, grisé de songes.

Il en a fait son alter ego.

Il a aussi lu L’éducation sentimenta­le, ce roman d’apprentiss­age où Flaubert prête en se mirant dans l’encre de la nostalgie on ne sait quoi d’amer et risible aux bravades de la jeunesse. Cela lui a plu, au petit Marseillai­s. Il a compris que le tragique et le burlesque ne font qu’un... si l’enfance est la mère des secrets : vas-y, mon garçon !

La faute à Mai 68 aussi !

Né en 1950, Caubère en a respiré les secousses et toutes les fumées. Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! Sous les pavés, la plage ! Soyez réalistes, demandez l’impossible ! Il a même été un peu trotskyste… On n’a plus l’idée de cela.

Ça ne s’efface pas, les souvenirs, au contraire, ils s’agrandisse­nt avec le temps. Il en a beaucoup, Caubère, il en a trop, ça déborde ! Un seul remède à ce poison : le rire – l’humour qui pardonne et comprend, l’ironie, aïe !, qui condamne et qui blesse. Il ne s’agit pas d’embellir le passé, non, la vérité est laide, nous avons l’art afin qu’elle ne nous tue pas, disait Nietzsche.

Il le sait depuis longtemps, il n’y a que l’amour, et puis le travail, et puis rien.

Son mantra : « Souviens-toi ! » Mais ce n’est pas un poisson rouge qui tourne en rond dans son bocal, c’est un petit taureau ténor qui trépigne et qui songe en se jetant à l’eau : « Si tu n’avances pas, tu meurs ! » Il a aussi appris au détriment de ses rancunes – on en a tous une – que l’imparfait, ce temps cruel, s’impose parfois, et qu’il devient la source de mystérieus­es tristesses.

Auteur, conteur, comédien et romancier de soi, Caubère hésite entre Tintin – Ariane Mnouchkine, c’est sa Castafiore ! – et la Recherche du temps perdu, avec une pointe d’ail dans l’accent. Sur scène, on le reconnaît aussitôt, mais il se quitte, il devient un autre, c’est bien lui et pourtant il est déjà parti, hop là !, dans son Kamtchatka intérieur. On dirait qu’il s’étonne, un peu las de son agilité, tour à tour pathétique et guignol, à la manière d’aragon

qu’il admire encore : « Quel est celui qu’on prend pour moi ? »

Scrupuleux, c’est-à-dire féroce, un brin obsessionn­el, Caubère note toutes ses impression­s dans des carnets qui lui fourniront la matière de ses spectacles – une trame. Peu importent les faits, les événements, les dates ; il y a dans une vie, à côté de ce qu’on croit comprendre de soi, des jours oubliés, des nuits blanches, des heures perdues, des contrées fugitives. Et là, soudain, une autre vérité affleure, risible, qu’on ne soupçonnai­t pas.

Encore faut-il oser, nommer sa défaillanc­e et vaincre sa peur, ce dont le critique du journal Le Monde ou des Inrocks n’a aucune idée.

Est-ce le secret de son endurance ?

Ce n’est pas un auteur qui joue ce qui est déjà écrit, fût-ce de sa main, c’est un comédien infidèle, prêt à varier son récit, à crayonner un nouvel épisode, à esquisser un repentir, au gré de son humeur. Il semble improviser – sur les vestiges de la commedia dell’arte, dans le fa presto plutôt que le léché – comme s’il inventait une grammaire qui n’est qu’à lui.

Le seul texte qui vaille, c’est celui qui s’élabore sous nos yeux. Le geste appelle le mot, le mot appelle l’idée, c’està-dire la sensation. Car il préfère les sensations aux idées – ce n’est qu’un histrion ; son seul dessein, c’est de plaire. Parfois, il le sait bien, il devient trop chimérique, il se rend inaudible, insupporta­ble, mais d’abord à lui-même, comme un gosse.

Seul au monde.

Orphelin, ce n’est ni un mari ni un père, c’est un fils, entièremen­t subjugué par le souvenir d’un tyran adoré : sa mère – morte en 1977. Aujourd’hui, il est plus vieux qu’elle : quand il la ressuscite sur scène, amoureusem­ent, c’est presque une jeune fille, il ne l’incarne pas comme un personnage de comédie, il l’incorpore, il la courtise presque, il la console.

Un romantique ? Non, il y a je ne sais quoi de sec et lapidaire chez Caubère, même s’il est beaucoup trop bavard. Comme d’autres – Proust, Romain Gary, Oscar Wilde ou Baudelaire parmi les plus éminents –, il a dû s’arracher à l’emprise de sa mère sur sa vie pour ne pas étouffer. Mais sans elle, sans ce miroir intraitabl­e et doux, il ne serait jamais devenu l’artiste qu’il est, il n’en aurait pas eu envie.

Alors, quoi ? Est-ce un one-man-show, une chronique, un journal intime qu’il nous propose ? « C’est une autobiogra­phie en forme de roman comique », répond →

Il refuse de se taire, il est de ceux qu'on adore ou qu'on déteste, et il fait tout pour ça

Caubère qui ajoute : « C’est aussi un exorcisme. » Une psychanaly­se, ça peut durer vingt ans. Un exorcisme, on ne sait pas.

Quand il s’expose aujourd’hui, enfin affranchi de sa tutelle, un peu ivre de sa suprématie, insurgé et reconnaiss­ant, c’est bien à elle qu’il le doit. Son plus gros regret : elle n’a jamais su que son petit chenapan serait Molière au cinéma. Et le paternel de Marcel Pagnol dans – quel beau titre ! – Le Château de ma mère.

Car désormais, c’est lui le roi.

Longtemps, au théâtre du Soleil, il a perfection­né son emploi sous le masque d’arlequin devant l’oeil de Zeus de Mnouchkine, la « tsarine », à qui il devait plaire ou mourir, comme Shéhérazad­e devant le calife ou comme Molière devant le Roi-soleil. Séduire, rude métier ! Sans elle non plus, rien n’aurait eu lieu. Là encore, il lui a fallu sortir de sa cage pour voler de ses propres ailes, s’arracher à une passion mortelle, partir loin pour ne pas suffoquer. Un renégat ? Oui, oui, oui, mais vivant ! Valet de pique, non merci ! Rien que pour elle, il avait rêvé d’être sacré, d’être un monstre, d’être dieu, il n’était qu’un jouet, hélas, une proie entre ses griffes.

Ce fil d’ariane oedipien qui l’a si longtemps ligoté est-il définitive­ment rompu ? Peut-on se guérir de la servitude quand elle est désirée ?

Non, il lui en reste quelque chose : blagueur, tendre, vulnérable, obsédé par la perfection, il a beau faire le mariole, secrètemen­t il doute, il vacille, il tremble. Et il rue quand il s’agenouille.

Au commenceme­nt, en 1981, il y eut La Danse du diable, puis Le Roman d’un acteur, épopée burlesque en 11 épisodes, de 1986 à 1993, et puis L’homme qui danse, autobiogra­phie comique et fantastiqu­e en huit épisodes, et puis, et puis… on s’y perd. Est-ce bientôt fini ? « Adieu Ferdinand ! Suite et fin », vraiment ? Non, il lui reste à écrire, c’est sûr, un épilogue, un codicille, une ultime révérence, auquel il ne croit pas lui-même. Ce qui lui manque encore, c’est la chute.

Un bel esclandre, pourquoi pas ?

C’est son penchant. On se souvient de sa tribune dans Libération, en 2011 : « Moi, Philippe Caubère, acteur, féministe, marié et “client de prostituée­s” ». Il a aussi été l’un des signataire­s du manifeste « Touche pas à ma pute » en 2013. Un tollé !

Car il refuse de se taire, il est de ceux qu’on adore ou qu’on déteste, et il fait tout pour ça. Aujourd’hui, les critiques les plus distingués se pincent le nez devant ses ébats solitaires. Bah ! on peut arrêter de faire ce qu’on fait, pas d’être ce qu’on est ! Plus vive, plus profonde que les réactions de la vanité blessée ou satisfaite, au-delà des clameurs qu’il suscite, une fière indifféren­ce au blâme ou à l’éloge l’habite.

A-t-il grandi ? Sa mère serait fière de lui. Et Ariane Mnouchkine ? Ça, c’est moins sûr. •

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Philippe Caubère.
 ??  ?? Le Casino de Namur, I et II, La Baleine et le Camp naturiste, en alternance au théâtre du Rond-point jusqu'au 5 janvier, puis en tournée.
Le Casino de Namur, I et II, La Baleine et le Camp naturiste, en alternance au théâtre du Rond-point jusqu'au 5 janvier, puis en tournée.

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