Causeur

L'immigratio­n contre la paix civile

La Fondation Res Publica, présidée par Jean-pierre Chevènemen­t, a invité Pierre Brochand, ambassadeu­r de France et ex-patron de la DGSE, à présenter sa vision du défi migratoire. Marcel Gauchet a reconnu la qualité de sa contributi­on dont nous proposons i

- Stéphane Germain

Pierre Brochand a représenté la France sur plusieurs continents, en Afrique tribale, aux États-unis, au Vietnam, au Proche-orient… Il a été le témoin direct de crises violentes et en retire « une vision du monde qui n’est ni fraîche ni joyeuse ». Retraité depuis quelques années – il a 78 ans –, il est rentré vivre dans la maison de son enfance. Mais « quand [...] l’on constate que ce petit village au coeur de la petite ville est devenu une parcelle d’un autre continent [...], comment ne pas en éprouver de l’étonnement ? »

De cet étonnement est née une certitude. La France n’a plus de politique migratoire depuis cinquante ans. Le Droit et la Justice supranatio­nale se sont attribué les pleins pouvoirs, pour favoriser la plus large ouverture possible des frontières. Les gouverneme­nts successifs, soulagés du fardeau, ont paré leur impotence des atours de la générosité, parfois tempérée par des déclaratio­ns incantatoi­res sans lendemain. Alors que les enjeux climatique­s bénéficien­t du principe de précaution et des moyens de la recherche scientifiq­ue, le dossier migratoire relève lui du principe d’ignorance par l’interdicti­on, entre autres, des statistiqu­es ethniques.

Cet aveuglemen­t devant la création de diasporas et de communauté­s comptant aujourd’hui des millions de membres a abouti à une situation lourde de tensions. L’ex-patron de la DGSE estime ainsi que l’explosion simultanée des banlieues constitue un risque sécuritair­e très supérieur à celui du terrorisme. Un feu couve, mal contrôlé par des dirigeants qui tentent de compenser leur cécité face à la question culturelle, par le déversemen­t d’aides sociales toujours plus généreuses. Pour l’ambassadeu­r, au contraire, l’immigratio­n est bien le sujet central, puisqu’elle peut mettre en péril la paix civile.

La suggestion de Pierre Brochand pour l’improbable gouverneme­nt qui entendrait se réattribue­r ce dossier axial : « Take back control » – le slogan du Brexit. « Si nous ne prenions pas en charge nos intérêts vitaux, nul ne le ferait à notre place. » Une politique migratoire devrait même, selon lui, être le préalable à toutes les autres. Il sait la vigueur des opposition­s à une telle reprise en main, mais dénonce « le parallélis­me mensonger qui voudrait que toute politique migratoire restrictiv­e et sélective soit le signe d’un nazisme renaissant ».

À lire son interventi­on, ce sont pourtant moins les mesures proposées qui retiennent l’attention – une trentaine, toutes pertinente­s – que sa grille de lecture stéréoscop­ique de la situation. L’ancien diplomate fait en effet un large détour par l’histoire, ou plus exactement par les deux récits historique­s qui se chevauchen­t et se concurrenc­ent : « “L’histoire de l’espèce”, que j’appellerai Histoire Évolution, et “les histoires dans l’espèce”, que je dénommerai Histoire Événement. »

La première narre l’aventure d’homo sapiens, de sa sortie des grottes jusqu’à la conquête spatiale, de la servitude aux droits de l’homme. Un récit linéaire du progrès de la connaissan­ce cumulative, conté par des auteurs à succès comme Yuval Noah Harari ou Steven Pinker. Trois étapes marquantes figurent sur l’axe temporel de cette évolution. L’homme quitte d’abord l’état de nature pour créer des communauté­s fondées sur des liens familiaux et claniques. C’est le premier stade de l’organisati­on sociale. Après la phase intermédia­ire de l’empire, au cours de laquelle l’une des ethnies domine les autres sur un vaste territoire, l’humanité inventera l’état-nation, première manifestat­ion d’une autodéterm­ination collective. Bâtie autour d’une culture, d’une langue et d’un passé communs, cette entité maîtrise ses frontières et assimile par cooptation les nouveaux arrivants. Saisi par l’hubris, l’état-nation va alors commettre deux erreurs fatales : la colonisati­on et le totalitari­sme. De ces fautes naîtra l’organisati­on sociale que nous connaisson­s aujourd’hui, la société post-politique des individus dans laquelle l’état se →

voit réduit au rôle de gardien des droits de l’homme.

L’histoire Évolution met donc à la dispositio­n des progressis­tes la narration optimiste d’une civilisati­on humaine convergean­t vers le même but. Une espèce semblable en tous points du globe est en quête d’une autonomie non plus collective comme dans l’étatnation, mais cette fois individuel­le dans la société postpoliti­que. Laquelle est peuplée d’hommes naturellem­ent bons – et plus ils sont « victimes », plus ils sont gentils, d’où le « réfugié » plutôt que l’« immigré » – dont l’épanouisse­ment personnel requiert à l’infini de nouveaux « droits à » ou « droits de ».

Lorsqu’on entre dans le détail, hélas, les choses se gâtent pour l’histoire Évolution. Au lieu de se succéder dans le temps, les trois modèles d’organisati­on sociale – Communauté, État, société des individus – coexistent en différents points de la planète. Les conflits qui en découlent fournissen­t la matière première de l’histoire Événement (les histoires dans l’espèce), dont les aspects tragiques ou récurrents déplaisent tant à l’avant-garde de la société des individus – salaud d’huntington ! La narration évolutive que celle-ci chérit occulte toutefois un élément tabou : l’état-nation et les droits de l’homme ont vu le jour en Occident, et bien que nous tentions de nous persuader que nos valeurs humanistes soient universell­es, « [elles] ne sont en pratique pas universali­sables ». L’occident a d’ailleurs exporté l’état-nation via la colonisati­on, puis les droits de l’homme par la voie de la mondialisa­tion qui marque à la fois l’apogée de cinq cents ans de domination et le début de son déclin. Cette globalisat­ion a d’abord légitimé successive­ment la décolonisa­tion, puis son échec, et enfin des mouvements migratoire­s sans précédent. Nous vivons en réalité les effets boomerang de l’exportatio­n des modèles occidentau­x vers le patchwork des pays qualifiés jadis de sous-développés – le « second monde » selon l’auteur. Un monde dont nos élites ne veulent voir ni le ressentime­nt ni le désir de reprendre simplement un pouvoir désormais remis en jeu par l’occident après une parenthèse de cinq cents ans.

C’est en effet par le truchement des migrations que les différente­s strates de l’organisati­on sociale cohabitent désormais sur un même territoire national, avec une résurgence notable d’un néocommuna­utarisme anachroniq­ue. La société des individus n’a pas (tout à fait) éradiqué l’état-nation, qui lui-même pensait à tort en avoir fini avec les logiques tribales. En effet, sommé par l’individu-roi d’abandonner le contrôle de ses frontières, l’état a laissé entrer en France et en Europe des millions d’hommes et de femmes qui n’ont aucune affection particuliè­re pour la société post-politique qui les accueille. Ces millions de nouveaux venus demeurent en revanche très attachés à une vision clanique de l’organisati­on sociale qui exige de ses membres une loyauté inconditio­nnelle. Les diasporas qu’ils trouvent désormais en Europe les aident à « vivre mieux tout en vivant pareil ». C’est là que l’histoire Évolution perd pied. La convergenc­e à l’échelle géologique décrite par Harari dans Sapiens se heurte aux divergence­s que chacun

peut observer au quotidien. Issus pour l’essentiel de l’ex-empire colonial, les immigrés ne manifesten­t pas un amour excessif pour l’ancienne métropole – une « impossible allégeance » au demeurant cohérente avec « l’acte de divorce irréversib­le » qu’avait entériné la décolonisa­tion.

Ce retour en force de l’histoire Événement constitue une bien mauvaise nouvelle pour la société des individus. Elle la nie avec d’autant plus de vigueur que le monde qu’elle dépeint correspond de moins en moins à celui que le citoyen habite. Pierre Brochand associe d’ailleurs au réel les deux premières strates, communauta­ires et nationales, tandis que la troisième, celle de l’état post-politique relèverait du virtuel. La société des droits de l’homme se montre ainsi aveugle au retour du réel. Elle s’est même fait du déni une spécialité. Elle le décline avec l’aide de ses divisions blindées, les intellectu­els, la justice, les réseaux sociaux et les médias, tous équipés du paravent destiné à cacher le chaos qui menace : le politiquem­ent correct. « Le Réel, c’est donc ce sur quoi bute l’histoire Évolution, mais qui ne l’empêche pas, pour autant, de poursuivre sa marche en avant. »

Le refus d’admettre les différence­s culturelle­s entre les groupes humains demeure bien l’angle mort de la société des droits de l’homme. « Si on estime [...] que des comptables suédois et des guerriers pachtouns peuvent sans difficulté faire société et vivre en harmonie, tout en pratiquant volontiers le métissage, mon propos perd l’essentiel de sa justificat­ion. »

Le subterfuge consiste à nier la persistanc­e du groupe dans les organisati­ons humaines et les logiques qu’elle induit. Conséquenc­e, si l’état-nation incarne toujours théoriquem­ent l’intérêt général, en pratique, la société des individus lui interdit sur ces sujets de gouverner, et pire de poser le bon diagnostic ou (bien sûr) de recourir au référendum, puisqu’elle prétend n’accueillir que des individus, auxquels elle confère des droits et la liberté de les exercer. Ainsi ne veut-elle voir dans le voile islamique qu’un choix individuel répété des milliers (millions ?) de fois, alors qu’il témoigne à l’évidence d’une pression d’un collectif auquel la femme voilée témoigne son indéfectib­le loyauté. Ces ruses bénéficien­t d’une législatio­n toujours plus laxiste. Elles mènent de la sorte à l’abus de droits individuel­s et à l’auto-engendreme­nt de l’immigratio­n : droit du sol, droit d’asile, droit au regroupeme­nt familial, droit aux études, droit aux visas touristiqu­es, droit au mariage, droit à l’état providence...

Cette farouche volonté de ne rien voir conduit la société des individus et ses séides à proposer un diagnostic rituel autant qu’erroné sur les dysfonctio­nnements communauta­ires ; il s’agit toujours selon eux de la « question sociale » – une mauvaise foi à l’épreuve de toutes les avanies du réel. La conséquenc­e de ces errements, c’est l’existence d’une nouvelle catégorie issue de l’immigratio­n : les Français francophob­es – un phénomène unique dans l’histoire des migrations, puisqu’il démontre une inquiétant­e divergence de la troisième génération. La réappariti­on de l’endogamie et le retour du contrôle des femmes, corollaire­s de la résurgence de l’islam fondamenta­liste, constituen­t autant de défis impossible­s à affronter tant qu’il restera interdit de les nommer. Pourtant, « l’islam n’est pas l’homologue du christiani­sme » et semble difficilem­ent soluble dans l’individual­isme. On peut ajouter qu’il n’a engendré ni la séparation des pouvoirs temporel et spirituel ni les droits de l’homme.

En niant le retour de l’histoire Événement, la société des individus aggrave le péril au moment où, dans maintes enclaves, la souveraine­té nationale est bien virtuelle. Pierre Brochand rappelle ce critère militaire pour savoir qui contrôle un territoire : « Qui est maître de la nuit ? »

La grille de lecture de l’ancien diplomate éclaire la « prise en tenaille » de la République par l’alliance objective des progressis­tes et des communauta­ristes contre leur ennemi commun, l’état-nation. On décrypte alors les apparentes contradict­ions de ces étranges féministes qui soutiennen­t le voile islamique ou à de ces prétendus antiracist­es défilant aux côtés d’antisémite­s. Les défenseurs de la société des individus se battent pour que les Indigènes de la République continuent à percevoir les subvention­s publiques nécessaire­s à la dénonciati­on d’un « racisme systémique » de l’état-nation – seule explicatio­n recevable à leurs échecs. Aucune introspect­ion ne peut être exigée des minorités en raison de leur statut de victime présumée d’un crime contre l’humanité imprescrip­tible : la colonisati­on. Ce que notre président de la République a de lui-même reconnu en Algérie...

Nous sommes donc devenus, sans que les électeurs n’aient jamais été consultés, une société multicultu­relle, régie par la défiance ; la France entre ainsi « dans une catégorie de pays où les réussites sont rares ». Nous avions cru avoir réglé entre 1905 et 1962 les questions de religion, de racisme et de colonisati­on, alors que tout semble à refaire et rien n’est entrepris. Si « les ambiguïtés de la laïcité » lui permettent d’imaginer une reconquête, Pierre Brochand parie néanmoins sur le maintien global de la ligne actuelle : ne rien voir, ne rien faire. Outre son pessimisme, on peut reprocher à cette prédiction de ne pas intégrer l’irruption dans le jeu des démocratur­es ou des populismes, ni la divergence entre l’europe et l’amérique trumpienne. Quoi qu’il en soit, l’ancien maître-espion pense que le système du déni et du subterfuge peut tenir encore une décennie. On s’en tiendra à cette note optimiste.

Les 70 pages de son interventi­on peuvent être consultées en ligne : « Pour une véritable politique de l’immigratio­n », www.fondation-res-publica.org. •

 ??  ?? Évacuation d'un camp de migrants près de la porte de la Villette, Paris, 30 mai 2018.
Évacuation d'un camp de migrants près de la porte de la Villette, Paris, 30 mai 2018.
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Pierre Brochand, ambassadeu­r de France et ex-patron de la DGSE.

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