Causeur

États-unis contre Safa, coup d'arrêt au droit du plus fort

La justice américaine vient d'acquitter un cadre de Privinvest, holding d'iskandar Safa, poursuivi pour fraude et escroqueri­e. Cet innocent qui a passé onze mois en prison est la victime collatéral­e d'une guerre économique sourde.

- Erwan Seznec

Onze mois de prison pour rien. Chef des ventes du groupe de constructi­on navale Privinvest, propriété de l’homme d’affaires Iskandar Safa, Jean Boustani a été acquitté le 2 décembre 2019 par le tribunal de New York des accusation­s d’escroqueri­es portées contre lui par le départemen­t de la Justice américain (DOJ).

Son histoire tient du cauchemar. Ce cadre libanais avait été arrêté le 2 janvier à l’aéroport Kennedy, par lequel il transitait sur la route des vacances. Sans le savoir, il était sous le coup d’un mandat d’arrêt. L’état américain le poursuivai­t sur des fondements que des juristes sérieux qualifient de démentiels.

Tout commence en 2013. Le Mozambique veut acheter des navires de pêche et des vedettes de surveillan­ce. Il emprunte sur les marchés financiers et passe commande aux chantiers navals de Privinvest, les Constructi­ons mécaniques de Normandie, à Cherbourg. Jean Boustani s’occupe du dossier. Les bateaux sont livrés mais, hélas, la pêche au thon ne rapporte pas les fortunes escomptées. Sur fond d’incurie généralisé­e et de corruption, les gisements d’hydrocarbu­res off shore qui devaient sortir le Mozambique de la misère restent sous-exploités. L’état africain se retrouve en faillite en 2016. Il ne peut rembourser­ses créanciers. Aux États-unis, certains d’entre eux, représenté­s par des fonds d’investisse­ment, saisissent la justice. On leur aurait menti, les « Tuna

Bonds », ou « emprunts thon », n’affichent pas le rendement annoncé (6 à 8 %, ce qui est énorme).

Le DOJ sort alors l’artillerie lourde : plusieurs lois adoptées dans les années 1990 et au début des années 2000, qui lui donnent une compétence planétaire. Il suffit que des dollars aient été utilisés ou un citoyen américain spolié pour lancer une procédure. Vont être ciblés Jean Boustani, Najib Allam, un autre cadre de Privinvest, mais également Manuel Chang, ancien ministre des Finances du Mozambique (arrêté en Afrique du Sud), ainsi que trois banquiers du Crédit suisse, coffrés le 3 janvier 2019 au Royaumeuni, pour infraction au « Foreign Corrupt Practices Act » (FCPA). Impérialis­me ? Oui, et à l’état pur, mais au nom du bien... En pratique, de plus en plus de voix en Europe, et singulière­ment en France, dénoncent des procédures et des lois qui serviraien­t surtout à mettre des bâtons dans les roues des entreprise­s qui gênent les Américains­1. Total, Alstom et la BNP en ont fait les frais ces dernières années.

Dans le cas de Privinvest, la machine s’est grippée. Jean Boustani a décidé de plaider non coupable. Il a refusé de transiger avec le DOJ, ce que font la plupart des entreprise­s (voir entretien avec le député LREM Raphaël Gauvain). C’est ainsi qu’il s’est retrouvé devant un jury populaire, à Brooklyn, en novembre 2019. « Les décisions d’acquitteme­nt ne sont pas motivées aux États-unis », expliquent ses avocats, Jacqueline Laffont et François Artuphel. Néanmoins, l’acquitteme­nt prononcé à l’unanimité signifie que les trois chefs d’accusation – fraude aux valeurs mobilières, blanchimen­t et escroqueri­e par voie électroniq­ue – ont été rejetés par le jury. « Au terme de sept semaines de procès et de l’examen de milliers de pièces, l’argumentai­re du gouverneme­nt américain, construit sur une succession de mensonges, s’est effondré », soulignent ses avocats. Jean Boustani n’a jamais travaillé ni même vécu aux Étatsunis. Il n’a jamais été en contact avec les investisse­urs qui se disent trompés et qui sont d’ailleurs bien plus aguerris en matière financière qu’un cadre de la constructi­on navale ! Certes, Jean Boustani avait admis le versement de commission­s à des intermédia­ires au Mozambique. En France comme aux États-unis, il s’agirait de pots-de-vin, mais le climat des affaires est différent au Mozambique. Par

ailleurs, ces commission­s n’ont pas de rapport démontré avec la catastroph­e des Tuna Bonds. La corruption est fréquente en Afrique, que les projets aboutissen­t ou non.

Le sort des autres accusés du scandale des Tuna Bonds est encore en suspens. Le Mozambique va un peu mieux. Le 12 décembre, les États-unis ont annoncé un programme d’aide de plusieurs centaines de millions de dollars au profit de ce pays stratégiqu­e. En France, l’acquitteme­nt de Jean Boustani a été nettement moins médiatisé que son arrestatio­n2. Il est pourtant de bon augure. Les jurés populaires américains ne souhaitent pas nécessaire­ment que leur justice se transforme en bras armé de la politique étrangère américaine, même au nom de la morale.

Nous sommes tous potentiell­ement concernés. Voté en mars 2018, le « Cloud Act » autorise les forces de l’ordre et les agences de renseignem­ent américaine­s à consulter les données personnell­es de n’importe quel client d’un opérateur télécom ou d’un hébergeur, y compris lorsque le client et le serveur qui stocke ses données se trouvent à l’étranger et n’ont aucun rapport avec les États-unis. La personne concernée n’en sera même pas informée. •

1. Guillaume Marchand, « Mozambique : les vedettes de Cherbourg », Causeur n° 68, mai 2019.

2. Le 30 octobre, en plein procès de Boustani, Emmanuel Macron a, en tout cas, accepté de faire la une de Valeurs Actuelles, propriété d’iskandar Safa, en plein procès de Jean Boustani, et cela à l’occasion d’un voyage officiel à la Réunion et à Mayotte, juste en face du Mozambique. L’entourage d’iskandar Safa assure que c’était une coïncidenc­e.

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Le départemen­t de la Justice des États-unis annonce l'amende de 800 millions de dollars infligée à Siemens pour corruption, 15 décembre 2008.

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