Causeur

Diversité contre liberté

Malgré les hommages larmoyants à Charlie, la liberté d'expression est aujourd'hui sacrifiée sur l'autel du vivre-ensemble. De Paris à Québec, nos sociétés réintrodui­sent le délit de blasphème au nom du respect des minorités.

- Mathieu Bock-côté

Il y aura quelque chose de gênant dans les commémorat­ions de l’attentat contre Charlie Hebdo. On peut s’attendre à ce que les politiques comme les journalist­es, d’une seule voix ou presque, célèbrent l’esprit Charlie, et multiplien­t les rodomontad­es sur les valeurs essentiell­es de la République. Ils se raconteron­t que, depuis cinq ans, ils n’ont cédé sur rien, et la France officielle se présentera comme le phare de l’humanité dans la défense de la liberté de l’esprit. On célébrera l’irrévérenc­e du journal satirique en chantant son refus de se plier à la censure, quelle qu’elle soit. La France était le pays de la liberté intellectu­elle et le demeurera ! Jamais elle ne cédera à l’intimidati­on. Charlie ! Charlie ! Charlie ! Tout le monde, à peu près, prononcera ce qu’on présentera comme un saint nom. La mise en scène, n’en doutons pas, se voudra émouvante. Pourquoi ne le serait-elle pas ?

Seulement, personne n’y croira. Car il suffit de raconter l’histoire des cinq dernières années pour constater que loin d’entraîner un sursaut, l’attentat contre Charlie a compromis les réflexes vitaux de la société française. À moins qu’il n’ait tout simplement révélé, pour emprunter le vocabulair­e de Soljenitsy­ne, le manque de courage de certaines élites politiques et médiatique­s qui, incapables de remettre en question le dogme du vivre-ensemble, multiplien­t les contorsion­s mentales pour dissoudre la significat­ion politique des attentats et continuer de croire aux vertus de la société multicultu­relle, qu’il s’agit de défendre à tout prix contre les défenseurs crispés du vieux monde occidental. Elles rappellero­nt sentencieu­sement que nos sociétés ne doivent aucunement céder à la peur de l’autre, et se garder de toute forme de repli identitair­e face à une démocratie refondée dans la mythologie diversitai­re.

Ce mal ne frappe pas exclusivem­ent la France. Un peu partout dans le monde occidental, et bien au-delà de l’attentat contre Charlie Hebdo, les dernières années, loin de s’écrire à l’encre de la renaissanc­e de la liberté d’expression, ont plutôt consacré sa fragilisat­ion et même, sa remise en question, à partir d’une conception nouvelle du blasphème, qui partout s’impose. On la résumera d’une formule : la diversité, tu respectera­s. Rien ne saurait entraver le déploiemen­t du régime diversitai­re. L’ennui, c’est que la liberté d’expression ne saurait consister à accorder pleinement droit de cité à ceux qui mettent ouvertemen­t en cause son principe même. Sauf à encourager ce qu’on pourrait appeler, sans trop de risque de se tromper, l’extension de l’empire du politiquem­ent correct. Il se déploie sous un étendard qui se veut incontesta­ble : la lutte contre la haine. Tous devraient s’y rallier, et qui affichera la moindre réserve devant ce programme sera fiché, et suspecté de nombreuses phobies.

Insistons : le concept de haine joue un rôle central dans cette refondatio­n de l’espace public. Il demeure toutefois terribleme­nt flou. On comprend cependant que le régime diversitai­re ait tendance à assimiler à la haine toute forme de désaccord explicite avec les différents impératifs du progressis­me. Est jugé porteur d’un discours haineux celui qui refusera, par exemple, de se soumettre aux prescripti­ons du multicultu­ralisme ou à celles de l’idéologie trans. Est aussi jugé haineux qui ne s’enthousias­me pas pour l’immigratio­n massive ou qui s’entête à penser qu’on ne saurait affirmer sérieuseme­nt qu’il n’y a absolument aucun lien entre l’islam et l’islamisme. Est toujours jugé haineux celui qui constate que toutes les cultures ne cohabitent pas aisément et qu’une société qui s’entête à croire le contraire risque de connaître tôt ou tard des tensions identitair­es et une forme de désagrégat­ion civique. Autrement dit, il n’y aurait aucun fondement rationnel possible au conservati­sme, qui ne serait rien d’autre qu’un discours occupé à masquer les privilèges de l’homme blanc, dont le règne s’achèverait enfin.

Aucune société ne résiste vraiment à ce mouvement, surtout pas la société américaine, même si officielle­ment elle sacralise la liberté d’expression. Certes, à cause du premier amendement, l’amérique demeure fermée, presque par définition, aux lois liberticid­es instituant le délit d’opinion qui, d’une manière ou d’une autre, étouffent la vie démocratiq­ue française. Mais il suffit de s’intéresser à ce qui se passe sur ses campus pour constater qu’elle n’est d’aucune manière étrangère à la censure. C’est au nom du droit des minorités à ne pas entendre un discours vexatoire pour leur identité qu’on en appelle de plus en plus ouvertemen­t, par exemple, à interdire des conférenci­ers présentés comme des délinquant­s intellectu­els, accusés de répandre des idées qui entreraien­t en contradict­ion ouverte avec les exigences de l’émancipati­on et du progrès. C’est aussi au nom des minorités victimisée­s qu’on voudra réserver la parole publique sur certains sujets à leurs représenta­nts officiels, investis du pouvoir de décréter les frontières entre les propos acceptable­s et ceux qui ne le seraient pas dans une société civilisée. C’est le blasphème qu’on réinvente ainsi.

La société québécoise n’est pas étrangère à ce mouvement, hélas, même si elle tient tête comme elle peut aux lois liberticid­es et résiste comme elle peut au politiquem­ent correct. Elle le fait à partir de ses propres codes culturels. Traditionn­ellement, le Québec est une société consensuel­le, assez étrangère au débat public à la française. Mais le Québec se montre aussi spontanéme­nt allergique aux excentrici­tés idéologiqu­es à l’américaine, comme on l’a vu lors des dernières élections fédérales canadienne­s. Les Québécois furent les seuls, au Canada, à refuser de s’embarquer dans le délire autour du « Black Face » de Justin Trudeau, non pas parce qu’ils se montrent insensible­s à la souffrance historique des Afro-américains, mais parce qu’ils refusent spontanéme­nt d’envisager toute l’histoire du déguisemen­t à travers le prisme de l’histoire américaine et de ses traumatism­es spécifique­s. En cherchant, comme ils peuvent, à contenir le déploiemen­t du politiquem­ent correct, ils défendent en fait leur droit de voir le monde à travers leurs propres yeux. C’est leur manière d’être fidèles à l’esprit de Charlie en Amérique. •

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Marche républicai­ne, en solidarité avec le peuple français, Montréal, 11 janvier 2015.

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