Causeur

Tant qu'il y aura des films

« Le critique de cinéma, c’est l’inspecteur des travaux finis », disait François Truffaut. Chaque mois, Jean Chauvet parlera des chantiers en cours.

- Jean Chauvet

Apocalypse non

Qu’un sang impur…, d'abdel Raouf Dafri Sortie le 22 janvier

« Il a la carte », comme aurait dit Jean Rochefort. Cette carte, Abdel Raouf Dafri l’a depuis son entrée dans la carrière, où il fut le coscénaris­te du film de Jacques Audiard, Le Prophète. Un statut d’intouchabl­e ou presque. Même si depuis lors (dix ans déjà…), sa filmograph­ie ne s’est guère étoffée, à une exception près. En ce début d’année, il signe son grand retour au cinéma avec sa première réalisatio­n intitulée Qu’un sang impur…. Un titre, une affiche également : un homme, le visage masqué, presque étouffé, par le drapeau français, chemise militaire et crucifix bien en vue autour du cou et Ray-ban de rigueur dépassant de la pochette… Le poids des mots et le choc de la photo d’entrée de jeu : clichés de fond et de forme, tout y est. Le spectacle peut commencer.

Né en France de parents algériens en 1964, à Marseille, Dafri règle ses comptes avec la France, la colonisati­on, l’armée et la guerre d’algérie, comme il se doit. Non pas à travers un documentai­re, mais par le biais d’une fiction, soit l’histoire inventée d’un commando hétérogène de l’armée française chargée en 1960 de ramener coûte que coûte le corps d’un colonel porté disparu dans les Aurès. Car, oui, l’ombre portée du film fou de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now, plane très immodestem­ent sur tout le film. Avec en apothéose la révélation que ledit colonel, loin d’être mort, a retourné sa veste kaki et dirige un commando algérien sur lequel il règne, tout comme Marlon Brando alias Kurtz chez Coppola. Pour les sourds et les malentenda­nts à qui la référence échapperai­t, Dafri n’a pas hésité un instant à grimer le si pourtant talentueux Olivier Gourmet en Brando de pacotille, crâne rasé et interrogat­ions métaphysiq­ues à l’appui. La captation d’héritage est si ridicule et maladroite qu’on finit par rire sous cape de cette apocalypse qui fait pschitt.

Dafri pratique ainsi et sans l’ombre d’un complexe le cinéma à l’estomac dès les premières et longues scènes de torture. Il ne recule devant rien, pas même devant un jeu de mot alibi : quand un officier français s’apprête à écraser la tête d’un combattant algérien, celleci étant enroulée dans le drapeau français (c’est une obsession…), il n’a qu’un mot pour réclamer l’arme avec laquelle il va tuer : « Massue ! » Colossale finesse orale. Le reste, à l’avenant, ne s’embarrasse d’aucune nuance. Dans le dossier de presse, où l’historien « repentiste » Pascal Blanchard adoube le film, Dafri s’essaie à un discours plus balancé, et même convenu, mais il ne peut pas s’empêcher d’y qualifier Alexis de Tocquevill­e d’« ordure absolue ». Sans oublier d’instrument­aliser Camus, comme il le fait dans le film, à travers une mémorable péroraison de son fameux colonel. On aura compris que le propos de Dafri est de refaire l’histoire, comme l’indique si clairement le choix des paroles de La Marseillai­se pour le titre de son film. Mais faut-il en réponse s’épuiser une fois encore à dire que l’« impureté » du sang de Rouget de Lisle n’a rien à voir avec un racisme moderne ? L’ana

chronisme et l’amalgame sont donc en marche et rien ne les arrêtera.

Le plus grave dans tout cela, c’est que Dafri jette conscienci­eusement de l’huile sur un feu mal éteint et le sait parfaiteme­nt. On frémit d’avance des « débats » que va inévitable­ment faire naître son film dans les banlieues d’une part et sur les plateaux de télé de l’autre. Les extrémiste­s de tous bords vont se pourlécher les babines. Chacun y trouvera de quoi alimenter sa haine plus d’un demi-siècle après. Colportant la vieille (et caricatura­le) rengaine selon laquelle le cinéma français est resté muet sur la guerre d’algérie, Dafri apporte sa pierre à un ensemble qui existe bel et bien. Mais c’est hélas un tableau peint à la truelle, sans nuances ni interrogat­ions. Ni la France d’hier ni l’algérie d’aujourd’hui ne méritent au fond ces excès d’horreur. •

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