Causeur

Lesbos, le centre des tensions

À Lesbos, les 80 000 habitants grecs acceptent de plus en plus difficilem­ent la présence quotidienn­e de 27 000 migrants. Le projet de création d'un nouveau camp de migrants sur un site protégé aggrave les tensions et menace l'environnem­ent. Reportage.

- Gérard Thirioux

Ils se sentent trahis. En juillet, comme dans nombre de circonscri­ptions, les habitants de Lesbos ont massivemen­t voté pour la Nouvelle Démocratie­1. Pour eux, la cause était entendue : il fallait se débarrasse­r de Tsipras et de son parti, Syriza, qui avaient si mal fait face à l’invasion migratoire­2 qui ravage Lesbos depuis l’été 2015 et avaient scandaleus­ement abandonné Lesbos à la gestion calamiteus­e des ONG et des GO de Frontex avec la bénédictio­n de l’union européenne. Le résultat des élections a fait espérer à la population que ses souffrance­s – totalement occultées, voire moquées, par la bien-pensance européenne, uniquement préoccupée par le sort des migrants – seraient prises en compte. Cet espoir a été douché fin décembre par l’annonce des mesures que le nouveau pouvoir grec se propose d’appliquer.

A priori, le projet du gouverneme­nt Mitsotakis paraît aller dans le bon sens. Toutefois, une étude un peu attentive de son contenu permet de comprendre la colère qui gronde chez les insulaires. D’après le ministère de l’intérieur, on compte actuelleme­nt à Lesbos 21 480 migrants de 108 nationalit­és différente­s. Le célèbre camp de Moria, situé à cinq kilomètres de la capitale, Mytilène, objet de tous les commentair­es compassion­nels des médias mainstream et de toutes les pleurniche­ries savamment mises en scène par des Susan Sarandon, Aï Weiwei, Cécile Duflot et autre pape François, en abrite plus de 19 000 à lui seul. Si l’on y ajoute la population (essentiell­ement des familles syriennes) du petit camp du quartier de Kara Tepe et le nombre (difficilem­ent vérifiable, mais cependant important) de migrants locataires d’un logement en ville, le chiffre officiel est largement dépassé, le nombre réel se situant probableme­nt autour de 27 000.

Comparable en taille à l’île Maurice, Lesbos compte 80 000 habitants dont environ 30 000 pour la seule Mytilène. On mesure aisément l’énorme impact sur l’île de cette vague migratoire qui, après une légère accalmie en 2017 et 2018, a repris avec force depuis le printemps dernier. Contrairem­ent à ce qui est véhiculé par les médias, ces migrants illégaux ne sont en rien confinés dans leurs camps, ils ont une totale liberté de mouvement et la ville de Mytilène, à bout, est quotidienn­ement envahie par des hordes de jeunes hommes (la tranche d’âge 18-30 ans est de loin la plus importante) pas toujours bien intentionn­és. Les vols à la tire et les cambriolag­es y sont légion et, la nuit, le centrevill­e est abandonné aux dealers afghans et aux prostituée­s africaines.

Le projet du gouverneme­nt est présenté comme la réponse adaptée à cette situation, que connaissen­t également, mais dans une moindre mesure, les habitants des autres îles de la mer Égée. Il s’agit de remplacer les actuels « hot spots » – donc pour Lesbos les camps de Moria et de Kara Tepe – par des camps fermés. Jusqu’ici, tout va bien, les Lesbiens vont donc reprendre possession de leur île. En réalité, les nouveaux maîtres d’athènes pèchent soit par amateurism­e, soit par cynisme, auquel cas ils n’ont aucune intention, en bons anywhere qu’ils sont, de se pencher avec sérieux et bienveilla­nce sur les malheurs des pauvres somewhere des confins orientaux. Le projet prévoit en effet la création à Lesbos d’une structure fermée et surveillée pouvant accueillir 5 000 à 7 000 demandeurs d’asile attendant de bénéficier du statut de réfugié qui leur permettra de gagner la destinatio­n convoitée en Europe ou d’être expulsés vers d’autres horizons. Cette structure doit être installée non pas sur l’emplacemen­t même de Moria ou à proximité – cette partie de l’île ayant trop pâti de la présence du « hot spot » depuis cinq ans –, mais à 80 kilomètres au nord-ouest de la capitale, à proximité du petit village d’antissa (700 habitants) et du monastère de Kreokopou. Le gouverneme­nt n’a pas trouvé mieux pour implanter son camp que ce site exceptionn­el, classé Natura 2000, qui possède une forêt pétrifiée vieille de 20 millions d’années unique en Europe. Il n’a pas trouvé plus adéquat que cette région d’antissa, qui associe avec équilibre et harmonie l’activité agricole traditionn­elle (oliveraies et élevage de moutons) à un tourisme à échelle et à visage humains, très éloigné de celui qui voit

des hordes d’estivants débarquer à Mykonos ou Santorin : outre la forêt pétrifiée, on vient ici pour les plages sauvages, l’observatio­n d’oiseaux migrateurs rarissimes, les fêtes locales authentiqu­es et la visite des nombreux monastères byzantins. De plus, le Patrimoine doit très prochainem­ent entamer les fouilles (attendues depuis des décennies) du site antique d’obrio Kastro, sur le territoire communal d’antissa. C’est donc tout un écosystème éminemment précieux que le plan du gouverneme­nt risque de briser. Un crime tant écologique que culturel.

Depuis le début de l’année, la mobilisati­on contre ce projet aberrant ne désarme pas. Les deux conseils municipaux de l’île (Mytilène et Ouest Lesbos) et la région Nord-égée soutiennen­t le combat de la population pour la fermeture définitive du « hot spot » de Moria, qui a tant nui à la région de Mytilène, et contre la création de ce nouveau camp dont personne ne veut. C’est que personne n’est dupe du discours du gouverneme­nt : que fera-t-on avec les 20 000 migrants qui ne pourront pas y être accueillis ? Seront-ils, comme promis, acheminés vers la Grèce continenta­le qui n’en veut pas davantage ? Combien d’entre eux seront effectivem­ent refoulés, quand on sait qu’à chaque expulsion d’indésirabl­es (jamais plus d’une petite dizaine d’individus) des affronteme­nts extrêmemen­t violents se produisent à Moria ou sur le port de Mytilène ?

Comment l’état grec pense-t-il gérer cette masse humaine gigantesqu­e dont l’agressivit­é se manifeste en permanence (incendies volontaire­s, caillassag­es de véhicules de pompiers, massacres de cheptel, pillages de maisons, règlements de comptes souvent mortels) et qui bénéficie du soutien intéressé des ONG (environ 2 000 personnes appartenan­t à plus de 80 officines) et des « antifas » autoprocla­més ? C’est à toutes ces questions qu’a répondu l’impression­nante mobilisati­on du 22 janvier : la grève générale a été massive et toute la population de l’île, élus en tête, est descendue dans les rues de Mytilène. Au terme de la gigantesqu­e manifestat­ion, Kostas Moutsouris, le préfet de la région, très applaudi, a dénoncé « ce complot du silence qui est le fait de l’europe et du gouverneme­nt, ce projet plus ou moins avoué de nous imposer un mode de vie et une religion différents, ce mépris pour des îles3 qui ont donné naissance à Sappho, Alcée, Homère et Pythagore ». Dans la foule, Dimitris, restaurate­ur dans un petit port près d’antissa, confiait à ses voisins : « Si malgré tout le camp doit voir le jour, seuls les fusils parleront. » •

1. Nouvelle Démocratie : parti de centre droit du Premier ministre Kyriakos Mitsotakis.

2. Pour mémoire, en 2015, un million de réfugiés et de migrants ont transité par Lesbos.

3. Celles de Lesbos, Chios et Samos, toutes trois touchées par le tsunami migratoire.

 ??  ?? Manifestat­ion contre les camps de migrants à Mytilène, Lesbos, 22 janvier 2020.
Manifestat­ion contre les camps de migrants à Mytilène, Lesbos, 22 janvier 2020.

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