Causeur

Affaire Matzneff : faut-il hurler avec les agneaux ?

- Élisabeth Lévy

Dans le récit de sa liaison adolescent­e avec Gabriel Matzneff, Vanessa Springora témoigne d'une douleur incontesta­ble. Mais, trente ans après les faits, la compassion ne saurait justifier le lynchage d'un vieil homme par des foules haineuses. À ces procureurs, jadis partisans d'une liberté sexuelle tous azimuts, de pratiquer leur examen de conscience.

Bien sûr, un clou a chassé l’autre. D’autres polémiques nous ont requis, d’autres coupables devaient être dénoncés. On peine à imaginer qu’il y a seulement trois semaines, l’affaire Matzneff occupait, non seulement les pages des journaux et les plateaux des télévision­s, mais aussi les dîners en ville et les discussion­s de bureau et de bistrot. Jérôme Fourquet n’y voit qu’une affaire de caste, l’histoire d’un tout petit monde de lettrés, publiciste­s et mondains qui jouaient les esprits forts et se croyaient au-dessus des lois, qui n’intéresser­ait le populo que comme la preuve de la dépravatio­n de ses élites. Notre cher Fourquet se trompe. Comme un éclair de vérité qui se dérobe aussi vite qu’il apparaît, la flambée de vertu outragée à laquelle nous avons assisté parle de nous – comment en irait-il autrement dès lors qu’il est question des eaux troubles de la sexualité ? Encore faudrait-il que nous soyons capables de comprendre ce qu’elle dit. Or, le résultat, sinon le but inconscien­t, de la panique morale est précisémen­t d’interdire de réfléchir. La nuance, la complexité, les hésitation­s, les doutes sont proscrits. Comme l’écrit Milan Kundera, « le conformism­e de l’opinion publique est une force qui s’est érigée en tribunal et le tribunal n’est pas là pour perdre son temps avec des pensées, il est là pour instruire des procès ». Il ne connaît pas les circonstan­ces atténuante­s, ne veut pas savoir si l’accusé a eu une enfance malheureus­e ou s’il avait fumé du cannabis.

L’affaire démarre le 5 janvier avec la parution du livre dans lequel Vanessa Springora raconte la liaison qu’elle a eue, entre 14 et 16 ans, avec G., alors âgé d’une cinquantai­ne d’années. Je l’avoue, avant de lire Le Consenteme­nt, je la soupçonnai­s de vouloir se livrer à une basse vengeance en surfant sur la vague #metoo. J’avais tort. Sans partager l’enthousias­me littéraire de certains de mes confrères, j’ai été frappée par ce récit et par la douleur de son auteur, perceptibl­e à chaque page et dans ses rares interventi­ons médiatique­s. Après tout, Matzneff n’en fait pas mystère, deux ou trois de ses livres ont été directemen­t inspirés par cette relation, il a même publié, de façon anonyme mais transparen­te pour le petit monde parisien, les lettres mièvres et enflammées que lui adressait la collégienn­e. Elle donne sa version, c’est de bonne guerre.

On dispose donc d’au moins deux narrations de cette liaison et, on ne s’en étonnera pas, il n’y a pas le moindre point commun entre les deux. Elle relate une destructio­n, il parle d’un exceptionn­el amour, se déclare trahi et ne comprend toujours pas ce qu’elle lui reproche – son encombrant narcissism­e expliquant sans doute son incapacité à l’empathie. De plus, la femme qu’est devenue Vanessa Spingora ne raconte pas la même histoire que celle qu’a vécue l’adolescent­e. L’adolescent­e était fascinée par son initiateur, la femme se dit victime d’un prédateur. Qui dit la vérité, la femme ou l’adolescent­e, le chasseur ou la proie ? Y a-t-il une vérité en ce domaine ? →

D’un point de vue légal et moral, Matzneff était assurément coupable. Et il l’était encore plus quand il avait avec des garçons de 10 ans les relations charnelles qu’il décrit dans ses romans et journaux. Aussi déplaisant soit le collection­neur de jeunes filles, on ne saurait le confondre avec le pédophile, amateur et abuseur d’enfants. Au demeurant, Springaro, rendue vulnérable par l’absence de son père, aurait peut-être souffert tout autant si elle avait rencontré G. à 16 ans. Quoi qu’il en soit, elle n’est pas responsabl­e de l’emballemen­t provoqué par la parution de son livre, qui l’aurait plutôt, dit-on, déstabilis­ée.

Dans le climat de terreur qui se déploie sous l’étendard de l’enfance bafouée, quiconque ne hurle pas avec les agneaux est suspect de complaisan­ce à l’égard du loup. Évoquer l’ambiguïté de la séduction, rappeler que toute relation sexuelle, même entre adultes consentant­s, comporte une forme d’emprise ou que le désir et ses fantasmes ne peuvent être assujettis à la norme qui s’impose aux actes équivaut à un aveu de complicité.

Il faut choisir son camp. Vanessa ou Gabriel ? Si tu n’es pas contre lui, tu es contre elle. Et vous, m’a-t-on demandé, à Causeur, vous êtes de quel côté ? D’abord, il n’y a pas de « vous » et pas de « nous », chacun est maître de sa parole (et la conférence de rédaction sur le sujet a été plutôt animée). Ensuite, on peut avoir de la compassion à la fois pour ce qu’a vécu l’une hier et pour ce qu’endure l’autre aujourd’hui. Et on doit avoir le droit de refuser de participer à la mise à mort sans être accusé de couvrir des crimes. Il est étrange que si peu de gens ressentent la pitié qui porte l’auvergnat de Brassens vers celui sur lequel les croquantes et les croquants se plaisent à cracher.

La pédophilie, ou plus précisémen­t les abus, agressions et viols commis sur des enfants prépubères, fait horreur. Mais le lynchage en meute d’un homme à terre par une foule haineuse ivre de sa bonne conscience fait honte. L’épisode Matzneff est presque un cas d’école de la logique du bouc émissaire si bien décryptée par René Girard. Certes, alors que la révolution chrétienne postule l’innocence de la victime-émissaire, Matzneff a fait du mal, sinon le Mal comme on nous le dit aujourd’hui. Mais le spectacle de la bonne société se réconcilia­nt en maudissant le réprouvé n’est pas à l’honneur de l’humanité.

On aura au moins appris à cette occasion qu’il y a un ministre de la Culture. Frank Riester est en effet sorti de sa boîte pour demander au Centre national des lettres de supprimer la subvention de 7 000 euros par an accordée à l’écrivain en 2002. En prime, chauffé par les médias, il s’est demandé s’il n’y avait pas moyen de l’expulser du logement social qu’il occupe. Quels qu’aient été ses crimes, vouloir jeter à la rue un homme malade et sans le sou âgé de 83 ans, c’est la grande classe.

La passion de juger et plus encore de condamner ne connaît aucun frein, au contraire, le zèle des uns stimule l’ardeur des autres. En l’absence du principal intéressé, réfugié en Italie, la meute tombe sur Pivot qui remarque pour sa défense que la hiérarchie entre la morale et la littératur­e a changé. La vindicte numérique redouble alors contre le pape des lettres qui finit par faire l’autocritiq­ue attendue : « Il m’aurait fallu beaucoup de lucidité et une grande force de caractère pour me soustraire aux dérives d’une liberté dont s’accommodai­ent tout autant mes confrères de la presse écrite et des radios, déclare-t-il au JDD. Ces qualités, je ne les ai pas eues. Je le regrette évidemment. »

Plusieurs amis de l’écrivain, qui tiennent à leur tranquilli­té, ce qu’on ne saurait leur reprocher, le lâchent avec tristesse, d’autres se terrent. Quelques-uns, comme Roland Jaccard et Franz-olivier Giesbert, tiennent bon. Plusieurs, au demeurant, se demandent sincèremen­t pourquoi ils n’ont jamais réagi aux récits circonstan­ciés de leur ami sur ses aventures. « Moi, je n’ai jamais vu Gabriel avec des mineures, mais l’histoire de Vanessa se savait, confie l’un d’eux. En revanche, les petits garçons, Manille, il n’en parlait jamais. Et nous, on préférait ne pas savoir. »

Parmi les innombrabl­es accusateur­s de l’écrivain, certains, à l’image de Denise Bombardier, peuvent se targuer d’avoir attaqué Matzneff au temps de sa puissance, quand ceux qui s’y risquaient étaient la risée de Saint-germain-des-prés. C’est aussi le cas d’intellectu­els conservate­urs qui, après avoir subi des années durant la dictature culturelle des soixantehu­itards et les sottises de l’extrême gauche libertaire, voient aujourd’hui ceux qui les méprisaien­t se rallier à leur thèse. On comprend qu’ils n’aient pas tous le triomphe modeste.

Vient ensuite la grande cohorte des résistants de 1945, ou des anticommun­istes de 1990, bref des retourneur­s de vestes, qui mettent la même applicatio­n à dénoncer aujourd’hui les inconduite­s qu’hier à célébrer la libération de tout et de tous. Ils demandaien­t la libération de Tony Duvert, ils voudraient voir Matzneff en prison. Il n’est peut-être pas impossible qu’ils obtiennent satisfacti­on puisque, bien que les faits soient prescrits, le parquet a ouvert une enquête préliminai­re pour viols sur mineure. En somme, pendant des années, alors que Matzneff ne cachait rien de sa vie sexuelle, la Justice n’a rien fait. Et aujourd’hui, elle tord le cou au droit pour satisfaire une opinion incandesce­nte.

En attendant de voir condamner Matzneff, la meute exige que l’on condamne son oeuvre. L’un après l’autre, ses éditeurs annoncent qu’ils cessent de

commercial­iser ses livres, comme s’il était impossible de résister au courant. Cette mise à l’index ne suscite pas plus de réactions que la perquisiti­on menée chez Gallimard – mais fait s’envoler les prix chez les bouquinist­es. Alain Finkielkra­ut remarque à raison que Matzneff ne saurait bénéficier de la distinctio­n entre l’homme et l’oeuvre puisque celle-ci est un monument à la gloire de celui-là (pages 36-37). Retirer des livres de la vente sous la pression d’un tribunal populaire, ce n’est pas rien. On croyait que des écrivains s’insurgerai­ent contre cette atteinte à la liberté de création. Il n’en a rien été. Mais alors, pourquoi s’arrêterait-on en si bon chemin ? Sera-t-il encore possible d’écrire demain un roman sur des amours hors normes, comme Place Colette, paru en 2015, où Nathalie Rheims raconte comment, à 15 ans, elle a séduit le comédien Jacques Toja, son aîné de 30 ans ? Faudra-t-il brûler Les Liaisons dangereuse­s où Valmont révèle à une presque enfant les plaisirs de la chair ? On me dira que Laclos n’écrit pas à la première personne et que donc ce n’est pas pareil. Sans doute. Mais il faut être naïf pour croire que cette distinctio­n tiendra.

Fin janvier, après la parution de milliers d’articles et d’éditoriaux à charge, l’écrivain sort de son silence. Au sujet de ses pratiques pédophiles, il confie ses regrets à l’équipe de BFM qui l’a débusqué dans sa retraite italienne : « Un touriste, un étranger ne doit pas se comporter comme ça. On doit, adulte, détourner la tête, résister à la tentation. Naturellem­ent, je regrette… » Il est peu probable que ces remords ébranlent ses procureurs. Matzneff est un monstre, il ne peut éprouver des sentiments humains et encore moins en susciter. Le mari d’une victime du Bataclan s’est attiré la considérat­ion générale en lançant aux assassins qu’ils n’auraient pas sa haine. Avec le pédophile, comme avec le fraudeur fiscal, la haine est un devoir. Cela en dit long sur l’esprit du temps.

Pour l’écrasante majorité des commentate­urs, la messe est dite. À travers Matzneff, c’est toute une époque qui est justement dénoncée, condamnée et remisée aux oubliettes. Le scandale prouve que nous sommes devenus meilleurs, la preuve par l’enfant, incarnatio­n de l’innocence à qui nous avons enfin conféré des droits. Nous avons vaincu le mal, subjugué la nature humaine, dompté les tourments de la chair. Comme le souligne le psychanaly­ste Daniel Pendanx (pages 42-47), cette volonté farouche de croire qu’on peut domestique­r nos plus vieux instincts cache peutêtre les inavouable­s tourments d’un désir incestueux pas complèteme­nt réglé.

On rendra donc grâce à Alain Finkielkra­ut qui a refusé de renier sa jeunesse soixante-huitarde : « Moutonnièr­e avec son conformism­e des cheveux longs, elle n’était pas pour autant ignoble. » Surtout l’académicie­n ose une interpréta­tion dissidente de ce qui nous arrive. Pour lui, nous n’assistons pas à la victoire du Bien sur le Mal, mais à la substituti­on d’un délire à un autre. Le gauchisme culturel vomissait la répression, il traque aujourd’hui la domination, exerçant à cette fin une surveillan­ce sourcilleu­se sur le langage et les agissement­s de tous et toutes. Il est sans doute heureux qu’on ait rompu avec l’imperium du tout est permis. Mais les excès de la liberté ne sauraient justifier qu’on renonce à elle. •

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Gabriel Matzneff, 1980.
 ??  ?? La romancière québécoise Denise Bombardier.
La romancière québécoise Denise Bombardier.

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