Causeur

Les deux âges de l'individu

Une partie des élites soixante-huitardes voyait dans le « pédophilis­me » de Gabriel Matzneff l'aboutissem­ent de l'utopie sexuelle. Cinquante ans plus tard, c'est au nom de ce même individual­isme que notre société généralise la PMA sans se soucier des enfa

- Paul Thibaud

La pédophilie est sans doute vieille comme le monde, comme moyen de conjurer la succession des génération­s, donc le vieillisse­ment et la mortalité, mais son image a varié avant de prendre l’allure idyllique contre laquelle on s’insurge en ce moment. Classiquem­ent, peuton dire, elle avait pour cadre plus qu’un rapport de domination entre les partenaire­s, une différence de statut et même de nature, l’enfant étant souvent considéré comme préhumain, sorte de matière première irresponsa­ble livrée aux projection­s fantasmati­ques de l’adulte. La vraie vie, la vie personnell­e commençait plus tard. L’ambiguïté de la langue grecque est instructiv­e, où le mot « païs » peut être traduit par « enfant » aussi bien que par « esclave ». Le cas de Gide, pédophile public et prix Nobel, illustre la situation ancienne, qui déjà était insupporta­ble en Europe : il a dû aller au Maghreb pour trouver l’enfant-esclave, disponible sans drame et sans scrupules grâce au décalage colonial.

La scandaleus­e exploitati­on gidienne se poursuit avec le « tourisme sexuel », mais en Occident la pédophilie est pratiquée dans un cadre en principe égalitaire. C’est pourquoi, comme dans le cas de Matzneff, la supériorit­é de l’aîné doit s’envelopper de sentiment, procéder par séduction. Ce que montrent les témoignage­s actuels, c’est que la domination, l’inégalité d’expérience et de maîtrise de soi persistent sous l’apparence d’une égalité sentimenta­le. La « parole libérée » des anciennes victimes a invalidé le préjugé de consenteme­nt qui pesait sur elles. Mais cela nous rend d’autant plus inaptes à comprendre les apologies de la pédophilie libératric­e qui se sont exprimées naguère au coeur de l’establishm­ent culturel.

Les petits arrangemen­ts, silences, complicité­s… de Saint-germain-des-prés ont joué en faveur de Matzneff, mais cela n’explique pas que des maîtres à penser l’aient vu en précurseur d’une libération. On aurait tort également de croire que la pédophilie supposée idyllique a jamais été une pratique répandue. C’est parce qu’elle faisait fond sur une inégalité naturelle que la pédophilie « cynique », de modèle ancien, a pu être courante dans certaines cultures, comme le monde gréco-romain. Au contraire, celle que nous réprouvons actuelleme­nt prétendait prolonger le principe égalitaire en égalité intergénér­ationnelle. Dans ces conditions, pour recouvrir, pour franchir la distance entre les valeurs affichées et la douteuse pratique, cette pédophilie avait besoin d’être justifiée en théorie, ce qui la cantonnait à un milieu restreint. Ce « pédophilis­me » n’était pas lié à un dérèglemen­t général des moeurs, il a été un phénomène d’opinion ou plutôt d’idéologie : tout en invoquant les valeurs démocratiq­ues de liberté et d’égalité, il faisait, sous l’apparence d’une propositio­n audacieuse, la promotion de mises en oeuvre perverses.

Puisque nous aussi, nous nous réclamons des valeurs démocratiq­ues, il nous faut essayer, c’est même une obligation, de comprendre le scandaleux paradoxe de ce pédophilis­me qui a pu rencontrer et activer certaines complicité­s dans une manière de penser que nous partageons. À cet égard, il faut faire un retour sur le « moment 68 », où l’on a reconsidér­é une question intrinsèqu­e à la démocratie moderne et que le marxisme avait cru résoudre, le rapport entre l’émancipati­on personnell­e et l’émancipati­on collective. Selon le Manifeste, le « libre développem­ent de chacun » et le « libre développem­ent de tous » allaient être rendus indissocia­bles dans le cadre de « l’associatio­n » qui remplacera­it « l’ancienne société bourgeoise ». L’évidence qui éclate en 1968, la faillite du soviétisme étant actée, c’est que l’on ne peut espérer un renverseme­nt global, par le haut, des déterminat­ions oppressive­s, renverseme­nt qui assurerait d’un coup l’émancipati­on de tous et de chacun. Commence alors ce qui dure encore, la promotion de l’individual­isme, la priorité, en terme chronologi­que et en termes de valeur, des droits de l’individu, recouvrant bientôt ceux de l’homme et du citoyen. Cependant, dans son élan initial, l’individual­isme soixante- →

huitard restait associé à l’utopie antérieure. Même si la séquence devait être inversée, l’émancipati­on individuel­le et l’émancipati­on collective restaient liées. Dans le cadre de cette utopie, reconfigur­ée mais conservée, un personnage comme Matzneff pouvait sembler précurseur.

Cinquante ans après le flamboieme­nt d’imaginatio­n qui a marqué la fin des « Trente Glorieuses », nous sommes au contraire dans le désenchant­ement réaliste et la dénonciati­on des fautes. La parole des victimes fait foi. Reste pourtant intact ce qui fut le noyau de la révolte culturelle : la dogmatique individual­iste. L’aura qui entourait la pédophilie a disparu, mais peut-on dire que nous avons « changé d’époque » quand subsiste le mode de justificat­ion dont elle a profité : le parti pris de ne considérer la société que du seul point de vue des individus, donc le refus de discrimine­r entre les « choix de vie », quels que puissent en être les effets prévisible­s. Au premier abord, ce relativism­e semble augurer un régime de tolérance. Mais les choses s’inversent quand la tolérance devient obligatoir­e et structure les mentalités, quand l’interdicti­on de juger devient le seul principe commun. On oppose alors le « ringardism­e » qui voudrait encore juger à l’attitude progressis­te, qui elle-même a changé de style et d’orientatio­n. Le progressis­me qui a porté le « pédophilis­me » était dévoyé et confus, mais il était orienté positiveme­nt. Celui qui est associé actuelleme­nt à l’agnosticis­me moral devient simple acceptatio­n du cours des choses, une résignatio­n. En cela, il apparaît durci, incapable de concevoir ce qui n’entre pas dans son cadre.

Le lien que nous entretenon­s avec la période « utopique » dont nous voudrions nous distinguer apparaît quand on considère dans les débats actuels non pas les enjeux, mais la structurat­ion de l’opinion, les réflexes à l’oeuvre et les grilles d’interpréta­tion, qui restent les mêmes. On voit aussi le même écart qu’autrefois entre les opinions et les comporteme­nts. À propos par exemple du principal débat « sociétal » de ces dernières années, la PMA pour toutes, l’acquiescem­ent global de l’opinion n’empêche pas que la pratique ne concerne qu’une très petite minorité et même qu’une nette majorité des « sondés » juge important qu’un enfant ait un père. Comme la pédophilie naguère, la PMA non curative c’est pour les autres, mais l’esprit du temps impose, comme autrefois, à ceux qui ne veulent pas se laisser dépasser d’accepter en bloc les propositio­ns d’une modernité moins séduisante, mais plus contraigna­nte, à quoi on n’échappe pas.

Qu’il s’agisse de libérer la pulsion pédophiliq­ue ou d’engendrer seule, au centre du débat d’aujourd’hui comme du débat de naguère, on trouve l’enfant et son mutisme, mutisme radical, absence même, quand il s’agit d’un enfant à naître. Le cas des enfants de la PMA est évidemment très différent de celui des victimes de pédophiles. Il leur sera sans doute presque impossible de ressentir et d’exprimer un manque pur, l’absence de ce qu’ils n’auront pas connu. Comment pourraient-ils se mettre à distance de leur origine, d’un destin inséparabl­e de ce qu’ils sont ? L’analogie entre les deux situations ne doit donc pas être poussée trop loin. On peut néanmoins se demander ce que diront certains enfants de la PMA quand ils auront surmonté la difficulté de s’exprimer sur les conditions de leur introducti­on dans le monde, difficulté dont on a tant parlé à propos des scouts de Bernard Preynat, comme d’adèle Haenel ou de Vanessa Springora.

Mais au-delà des éventuelle­s protestati­ons de ceux qui auront enduré les effets des choix actuels, on doit s’interroger sur les embarras de la société individual­iste. Dans ce cadre, l’impossibil­ité de formuler un choix moral collectif impose, par une fuite en avant, de parier que la libération des choix individuel­s assure le progrès intellectu­el et moral collectif. En somme, l’obstinatio­n des individus à faire valoir sans limites leurs droits a comme contrepart­ie la difficulté de faire vivre des institutio­ns, la difficulté de faire ensemble consciemme­nt ce que de toute façon la naissance et l’éducation imposent en fait : décider a priori, à la place de ceux qui sont incapables de faire valoir leur cause et qui se trouveront sur un terrain vague si les rapports entre génération­s ne leur apparaisse­nt pas lisibles et légitimes. L’individual­isme postinstit­utionnel qui tourmente notre démocratie appelle une réponse dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle se fait attendre. « Changer d’époque », ce serait retrouver le sens d’une existence collective instituée. •

 ??  ?? Daniel Cohn-bendit comparaît devant le tribunal de Francfort pour troubles à l'ordre public, 23 janvier 1969.
Daniel Cohn-bendit comparaît devant le tribunal de Francfort pour troubles à l'ordre public, 23 janvier 1969.
 ??  ?? Mobilisati­on d'act Up contre un rassemblem­ent de la Manif pour tous à Toulouse, 4 octobre 2018.
Mobilisati­on d'act Up contre un rassemblem­ent de la Manif pour tous à Toulouse, 4 octobre 2018.

Newspapers in French

Newspapers from France