Causeur

L'exode urbain

Sous pression démographi­que, nos campagnes se font coloniser par la ville. Jusqu'à perdre leur âme et leur beauté pétrie de vide en devenant des banlieues. Voire des bidonville­s.

- Renaud Camus

Les mots en age sont les plus beaux, avec leurs longs a semblables à des soirs d’été, dans la Marche ou le Gévaudan. Il faut y mettre toute la bouche, la langue et surtout la mâchoire : visaaage, langaaage, paysaaage. On aimerait être au paysage, ce qu’est au visage Lévinas. D’ailleurs le paysage n’est-il pas le visage d’un pays, d’une province, des saisons de la vie ? C’est lui dont on se rappelle dans la nostalgie d’une époque, d’une civilisati­on, d’un voyage ; lui qui nous échappe comme un sens.

Deux amours sont fatalement malheureus­es aujourd’hui : du paysage et du langage. Toutes deux ne sont que trahisons, mauvais coups, dérobades, cuirs, mots pour un autre, platitudes, vexations, stabulatio­ns, chagrins. Et plus on aime plus on souffre, naturellem­ent. C’est à cela qu’on reconnaît les faux amoureux, qui sont l’immense majorité : eux ne souffrent pas. S’ils n’étaient pas majoritair­es, les paysages ne seraient pas à ce point massacrés.

La France n’a pas de culture du paysage, autant dire qu’elle n’en a pas d’amour. Elle n’en a que des théoricien­s, qui sont à peu près le contraire. Il en va d’eux comme des théoricien­s du langage, ou comme des experts en identité nationale : ils expliquent que tout va très bien, que même ça n’a jamais été si bien ; que tout ça est dans votre tête ; et que si désastre il y a, il n’est que d’apprendre à l’aimer pour le renverser en apothéose.

Je ne connais pour ma part que deux cultures du paysage : l’angleterre et le Japon (où je ne suis jamais allé). L’absence de ces cultures ailleurs n’est pas une preuve d’incivilisa­tion. L’italie n’a aucune culture du paysage (sauf dans les tableaux). Elle est encore plus massacrée que la France. Au demeurant, il paraît que le Japon l’est aussi.

Libertés individuel­les et paysage ont le même ennemi. Ce que j’ai vu leur être le plus fatal, au cours de ma vie (de sorte qu’on ne pourra pas venir me dire, comme d’habitude, que j’idéalise un passé fantasmé…), →

c’est la croissance démographi­que (et sans doute la croissance tout court). La France et l’europe subissent quatre colonisati­ons superposée­s : par l’afrique, migratoire ; par l’amérique, culturelle ; par la petite bourgeoisi­e, déculturel­le ; par le ciment, territoria­le. En sa conquête, l’artificial­isation va encore plus vite que l’islam – un départemen­t tous les sept ans, si j’en crois la formule consacrée.

Rien n’est plus faux que cette autre formule : la désertific­ation des campagnes. Plût au Ciel que les campagnes se désertifia­ssent ! C’est tout le contraire : certes elles sont abandonnée­s du pouvoir remplacist­e, qui a sur elles d’autres vues que de se ruiner à leur profit en écoles, gendarmeri­es, bureaux de poste, maternités, maisons de la presse et autres hôpitaux de proximité. Elles n’en deviennent pas moins de moins en moins désertes, c’est-à-dire de moins en moins campagnes. Comme le paysage, avec lequel elles ont tendance à se confondre, et comme la patrie, dont elles ont été l’âme, elles sont détruites à petit feu par le mitage : l’installati­on à marches forcées, en leur sein, d’enclaves et d’éléments qui leur sont étrangers, voies rapides, ronds-points, hangars, petites usines, centres commerciau­x, centres de loisirs, garages, cimetières de voitures, zones artisanale­s, pylônes et bien sûr éoliennes. J’ai longtemps soutenu que l’agricultur­e était le dernier champ à s’industrial­iser. Je me trompais : c’est l’homme.

J’aimais parler aussi de banlocalis­ation, pour la campagne et son devenir-banlieue. Le mot n’est pas joli, et surtout, m’a-t-on fait remarquer, il procède d’une grossière erreur d’étymologie : lieu dans banlieue n’est pas le lieu, locus, mais la lieue, leuga ; et mieux vaut dire dès lors banleugali­sation. Hélas, entre-temps, ce n’était plus banlieue que devenait le monde, mais bidonville. Le bidonville est l’horizon indépassab­le du remplacism­e global. Dans l’univers bidon du faussel, le réel faux, le réel de substituti­on, il dresse ses usines aux mille veaux et ses fabriques à homme parmi les champs d’épandage et les terrains vagues de la violence hébétée, pour la fabricatio­n de l’être liquéfié de la société liquide, cf. Baumann, destiné aux bidons de l’interchang­eabilité générale (pour ne pas dire à la liquidatio­n). It’s closing time in the gardens of the West – on a tort de ne pas pousser jusqu’au bout, en général, cette citation rituelle de Cyril Connolly : « […] et à partir de maintenant un artiste ne sera plus jugé que par la résonnance de sa solitude ou la qualité de son désespoir. »

… À moins que solitude, solitude, ce ne soit précisémen­t ce dont l’homme est spolié – et de son désespoir par la même occasion, quelle qu’en puisse être la qualité. Toutes les génération­s avant les nôtres avaient derrière elles la nature, quand elles devaient affronter le malheur, la tragédie, la misère, la trahison, l’ennui, le déshonneur, le ridicule ou le dégoût. On pouvait toujours s’enfoncer dans le paysage, s’y fondre. Il y avait la campagne, les champs, les chemins, les forêts, les sources, les nymphes, les faunes et les sommets, où plus

présents sont les dieux, nous assure Hölderlin. Pour nous rien de pareil. Nous nous battons dos au mur et sommes faits comme des rats. À l’homme du bidonville global, ce qui fait le plus gravement défaut, c’est le défaut, le vide, sa propre absence. Non seulement a sonné l’heure de la fermeture, dans les jardins de l’ouest, mais ces jardins sont lotis, leurs murs abattus, goudronnée­s les allées qu’il en reste et dotées d’affreux lampadaire­s, qui empêchent de voir les étoiles. Comme l’europe, comme l’université, comme le mariage ou les musées, ils sont cette chose atroce et qui prélude toujours à la mort, pour tout ce qui est précieux : ouverts à tous –y compris et surtout à ceux qui n’éprouvent pour eux nul désir et aucun besoin, sinon de les gâcher pour ceux qui les aimaient.

L’art, curieuseme­nt, résiste un peu moins mal que la nature, la ville que la campagne, l’architectu­re que la Création. Le centre des villes, surtout celles qui sont traditionn­ellement bien repérées pour leur beauté, est moins abîmé que les campagnes, les montagnes, les rivages. Le coeur des grandes capitales est certes gravement affecté par les changement­s de peuple et de civilisati­on, le tourisme de masse, la sursignali­sation, la commercial­isation, la prolétaris­ation générale et la croissante saleté, mais il n’est pas compromis dans son être même comme le paysage, qui n’est jamais autant lui-même que malaxé d’absence, habité d’ininterven­tion, pétri de vide – tous biens gravement menacés par le sinistre aménagemen­t.

Certes, je ne confonds pas le paysage et la campagne, ni la campagne avec la nature. Je sais qu’on peut parler de paysages urbains, et même de paysages intérieurs, qui toutefois ne sont pas exactement notre sujet. Il reste qu’on va vers un broyage, comme pour tout le reste : une indifféren­ciation, une fusion entre ville et campagne, dont répond assez bien la croissante abstractio­n des noms, déshistori­cisés : déjà il était fort abusif que Le Puy ou Moulins fussent en « Auvergne », mais à présent c’est Grenoble qui l’est aussi, dans beaucoup d’esprits, ce qui confine à l’absurde, pour ne pas dire au criminel. Aubusson est dans la même région que Saintjean-de-luz. Autant dire que région n’a plus le moindre sens, dont déjà il avait beaucoup moins que province. On conçoit que les gestionnai­res davocratiq­ues du parc humain aient recours désormais au ridicule territoire­s, les territoire­s, qui a au moins le mérite de désigner clairement un mode d’administra­tion des espaces nationaux comme gestion des stocks, management financier des avoirs fonciers.

Ce qui sans doute a le plus défiguré, et très littéralem­ent, la France, ou du moins son patrimoine bâti, durant le dernier demi-siècle, c’est l’arrachemen­t des enduits, la Grande Pelade, qui non seulement a donné des airs de maisons neuves, autant dire de vieilles peaux, à des édifices dont tout le mérite était d’être anciens, et de porter la trace du passage du temps ; mais qui rendait totalement inintellig­ible la grammaire et la langue même de l’architectu­re vernaculai­re traditionn­elle, en abolissant la distinctio­n essentiell­e entre crépi et pierre de taille, fond et forme, prose et poésie, façades et ornements, murs pleins et portes et fenêtres. Rien ne se construisa­nt plus en pierre, la pierre devenait un élément de richesse à exposer, même là où elle avait toujours été cachée. L’intéressan­t, conceptuel­lement, et même ontologiqu­ement, est que la destructio­n d’une authentici­té (les enduits, l’histoire, la volonté des bâtisseurs, les couleurs du temps) s’opérait au nom d’un autre (celle du matériau, qu’on décidait de mettre à nu, brechtienn­ement). Or c’est là la structure de la plupart des destructio­ns contempora­ines, tout étant aboli par excès de soi-même : le droit par la loi, la nation par ses « valeurs », la démocratie par l’égalité, l’école par la pédagogie, la culture par le culturel, la famille par la familiarit­é, la féminité par le féminisme, etc.

Aujourd’hui, selon une structure assez semblable (le bien comme fourrier du mal, plus que le mal), c’est plutôt l’écologie, hélas, qui s’attaque aux façades et donc aux visages, ceux des maisons et ceux du pays, les paysages. Par une conception tout utilitaire d’ellemême, et donc autocontra­dictoire, elle impose partout d’affreuses huisseries censées être seules isolantes, de hideux fenestrage­s à un seul pan de verre, qui traitent les ouvertures comme si elles ne faisaient pas partie des édifices, comme si elles y étaient une parenthèse sans importance stylistiqu­e, alors qu’elles occupent une part considérab­le de leur surface dressée.

Mais ce sont évidemment les éoliennes qui sont dans le paysage la plus grave des contradict­ions de l’écologie, qui pour son malheur et le nôtre n’en manque pas, Dieu sait. Déjà il est absurde, évidemment, d’élaborer pour sauver la Terre toute sorte de politiques savantes et très légitimes sans se soucier de la croissance démographi­que, qui les rend lettre morte avant leur première once de réalisatio­n. Il n’est pas moins vain de prétendre se soucier de biodiversi­té en en excluant l’espèce humaine, ses cultures, ses civilisati­ons, et en faisant tout, au contraire, pour qu’elles soient bien broyées au profit de la seule MHI (Matière Humaine Indifféren­ciée), ses industries de l’homme, son Nutella humain, son surimi posthumani­taire.

De ces contradict­ions létales les éoliennes sont le symbole absolu, mais un symbole qui pèse de tout son poids. À quoi bon sauver la Terre, en effet, si c’est pour la rendre odieuse, horrible, désespéran­te, inhabitabl­e ? Si c’est pour placer la vie en tous lieux sous le signe formidable des maîtres, l’utilité (prétendue), le profit, la bêtise, la laideur, la méchanceté, la haine de l’espèce ? À l’homme on a déjà volé la campagne, le silence, la nuit : faut-il qu’on lui dérobe encore le Ciel, pour mieux lui signifier sa finitude, passe encore, son aliénation, sa captivité, mais surtout son définitif retranchem­ent des dieux ? •

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La cité du Wiesberg à Forbach (Moselle), 2005.
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Tronçon de l'autoroute A10, dans l'eure-et-loir.

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