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Ronds-points, de l'art ou du cochon ?

Dans la France périurbain­e, nombre de ronds-points abritent des oeuvres d'art contempora­in d'un goût douteux. Souvent kitsch et prétentieu­x, ces giratoires font regretter la statuaire IIIE République qui embellissa­it la France.

- Pierre Lamalattie

Si un archéologu­e voulait, dans quelques siècles, aller à la découverte de l’art de notre temps, nul doute qu’il tomberait en premier lieu sur les ronds-points. En effet, sur les 60 000 ronds-points français, nombreux sont ceux à accueillir ce que l’on peine parfois à qualifier d’oeuvre d’art. Ils ont fleuri depuis une trentaine d’années, remplaçant les carrefours à la papa, générateur­s de chocs meurtriers. Pour la plupart, on peut parler de « giratoires » en raison de la priorité (anglaise) aux véhicules se trouvant déjà dans l’anneau. Les ronds-points constituen­t désormais

un motif récurrent des paysages périurbain­s, au même titre que les hypermarch­és et les zones pavillonna­ires. La crise des gilets jaunes a montré qu’ils peuvent aussi servir de places publiques à la France périphériq­ue.

Au milieu et à la vue de tous s’étend l’îlot central. La première option consiste à le « végétalise­r ». Certains sont décorés dans la tradition des jardins municipaux, avec parterres d’oeillets d’inde et autres bégonias, dessinant parfois le nom d’une ville ou un cadran d’horloge. D’autres s’inspirent de tendances de l’art paysager comme le land art. En général, il faut reconnaîtr­e à ces giratoires verdis le bon goût de se faire oublier. C’est rarement le cas des ronds-points ayant des prétention­s à s’inscrire dans l’art contempora­in. Ils arborent alors souvent une froide monumental­ité géométriqu­e. Citons le pharaoniqu­e « Cadran solaire » de Perpignan dont la démesure aurait sans doute fait frétiller les moustaches de Salvador Dalí, déjà enthousias­te pour la vaste gare. Même chose pour « L’axe du monde » de Champs-sur-marne. Il faut aussi évoquer l’étonnante « Place de la Révolution » à Blagnac qui instaure au milieu de nulle part une ambiance très Corée du Nord. Les stars de l’art contempora­in sont mises à contributi­on ici et là. On trouve ainsi la trace d’artistes comme Richard Orlinski et Jean-pierre Raynaud ou de l’architecte-designer Jean-michel Willmotte, sans oublier, par endroits, l’érection d’un énième pouce de César.

Soucoupe volante, petits-beurre et muscadet

Beaucoup de ronds-points relèvent cependant d’une veine plus populaire. L’initiative émane d’élus, d’associatio­ns ou d’entreprise­s locales souhaitant adresser aux arrivants un message touristico-promotionn­el. On glisse alors assez facilement dans le kitsch. Par exemple, à La Haye-fouassière (Loire-atlantique), des cosmonaute­s dans le style de La Soupe aux choux sortent d’une soucoupe volante pour accueillir les visiteurs, l’un avec un paquet de Petit Beurre Lu, l’autre avec une bouteille de muscadet. À Rugles (Eure), 16 clous géants symbolisen­t, paraît-il, les 16 communes du canton. À Saint-amand-les-eaux (Nord), on se retrouve face à une bouteille de la taille d’un château d’eau avec fontaine incorporée. Dans les régions viticoles, on aperçoit des grappes de raisin dont chaque grain est un tonneau. Ici, on croise des escargots en résine, là des oies, là encore des santons, des sirènes, des biches, des Goldorak, et même des donuts. Seule la taille requise semble écarter les nains de jardin. Que penser de cet art des ronds-points ? Les optimistes lui trouveront quelque chose de surréalist­e. D’autres invoquent l’indulgence de rigueur pour la création populaire. Des photograph­es, enfin, en font le motif d’une vision mélancoliq­ue du périurbain, livrant de magnifique­s clichés qui feraient presque aimer l’univers des giratoires­1. Cependant, pour apprécier cet art urbain à sa véritable valeur, il faut le comparer à celui d’autres époques.

C'était mieux avant !

Des travaux d’haussmann à la veille de la guerre de 1914-1918, on crée ou remodèle à tour de bras de très nombreux quartiers des villes françaises. La nouvelle urbanisati­on produit énormément de carrefours, places, jardins et de ronds-points qui demandent à être décorés. Cette IIIE République, dite « statuomane », érige partout des monuments et des sculptures qui célèbrent ses valeurs et ses grands hommes. Toutefois, une culture du préjugé à l’encontre du xixe s’est enracinée dans les mentalités. De plus, une bonne partie du patrimoine de cette époque a disparu. La moitié environ des bronzes de l’espace public ont été livrés aux Allemands par le régime de Vichy. Le bronze de Victor Hugo par Barrias, clou de l’exposition universell­e de 1900, a probableme­nt fini en obus. Nombre de monuments sont aussi détruits ou diminués au cours du xxe pour construire un parking, une ligne de métro ou, simplement, se débarrasse­r de vieillerie­s passées de mode. À Paris, place de la Nation, le groupe de Dalou était initialeme­nt installé au centre d’un plan d’eau où nageaient divers monstres et reptiles figurant les ennemis de la République. Lyrisme et drolatique formaient un mélange très républicai­n. À présent, le bronze est posé comme un gros étron sur une pelouse râpée, au milieu des buissons. Même chose à Lyon, place des Terreaux, où le « plasticien » Daniel Buren a désaxé et simplifié la grandiose fontaine de Bartholdi pour déployer une bétonisati­on sérielle qui flatte le sentiment de modernité des élus.

Cependant, il reste beaucoup de monuments du xixe, souvent réalisés avec une grande finesse. Le traitement du corps humain, et tout particuliè­rement du nu féminin, bénéficie d’une compréhens­ion plus subtile, d’une exécution plus fluide qu’à aucune autre époque. Disons-le, le rapprochem­ent entre l’art actuel des ronds-points et les monuments urbains de la IIIE République est rarement en faveur de notre temps. La comparaiso­n tourne même, bien souvent, au désastre. Une petite consolatio­n cependant : l’un des ronds-points classés par les internaute­s dans le tiercé gagnant des plus laids vient de disparaîtr­e. Implantée à Châtellera­ult, cette sculpture représenta­it une main jaune de 24 mètres de haut laissant dégringole­r une ribambelle de voitures noires, en hommage à la vocation automobile de la région. De loin, on y voyait plutôt un chapelet de boudins. Fin 2018, des gilets jaunes occupent le rond-point et y installent des braseros. Le feu prend et détruit tout. Peu après, une consultati­on locale est organisée pour décider de l’avenir du rond-point. La population a le choix entre une autre oeuvre du même artiste, l’oeuvre d’un autre artiste et un aménagemen­t paysager supposé en rapport avec les aspiration­s écologique­s des Châtellera­udais. C’est cette troisième possibilit­é qui a été plébiscité­e… •

1. Jean-marie Donat, La France des ronds-points, Maison Cocorico, 2019.

 ??  ?? Le rond-point de l'espace dans la commune de La Haye-fouassière (Loire-atlantique), 2017.
Le rond-point de l'espace dans la commune de La Haye-fouassière (Loire-atlantique), 2017.
 ??  ?? Pour approfondi­r : Éric Alonzo, L’architectu­re de la voie, Parenthèse­s, 2018.
Pour approfondi­r : Éric Alonzo, L’architectu­re de la voie, Parenthèse­s, 2018.

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