Causeur

CIORAN SPRINGORA RATE LA CIBLE

Dans Le Consenteme­nt, Vanessa Springora raconte sa visite à Cioran qui lui aurait intimé de se soumettre aux caprices de Matzneff. Un épisode invraisemb­lable.

- Par Roland Jaccard

Un aveu d’abord : après trente-cinq années de critique littéraire au Monde et à peu près autant dans l’édition, j’ai la fâcheuse tendance de survoler les livres que je reçois.

Malgré tout, quand les éditions Grasset m’ont remis le récit de Vanessa Springora, je m’y suis plongé avec un plaisir malsain. Une femme relatait son premier amour à l’âge de 14 ans avec un vieil amant volage, écrivain de surcroît, qui était aussi un de mes amis proches. Qu’allait-elle m’apprendre que je ne susse déjà ?

Et, soudain, en feuilletan­t ces pages lestées de regrets – mais quel premier amour ne l’est pas ? –, je tombe sur un passage où Vanessa au bord des larmes se confie à Cioran. Cioran qui a été pour moi un maître avec lequel, en compagnie de François Bott et de Gabriel Matzneff, j’ai passé d’innombrabl­es soirées. Souvent, sa compagne, Simone Boué, préparait pour nous des plats délicieux, cependant que Cioran se contentait de légumes à la vapeur. Linda Lê m’accompagna­it parfois. Bref, nous faisions partie de la « famille », mot que nous exécrions tous.

Aussi, quand j’ai lu les passages où Vanessa, effondrée, raconte sa visite à Cioran, je n’ai pas reconnu l’homme dont j’étais si proche et j’ai éprouvé un sentiment de malaise. Il lui aurait dit sans la moindre compassion et sur un ton grave : « Vous l’aimez, vous devez accepter sa personnali­té. Gabriel ne changera jamais. C’est un immense honneur qu’il vous a fait en vous choisissan­t. Votre rôle est de l’accompagne­r sur le chemin de la création, de vous plier à ses caprices aussi. » La mémoire meurtrie de Vanessa l’a-t-elle amenée à réécrire la réalité ? Ou alors, peut-être Cioran n’est-il qu’une victime collatéral­e d’une passion qui a laissé des traces indélébile­s... au point qu’on peut se demander si le livre n’est pas aussi une lettre adressée à son amant d’antan, tout comme le sont les mémoires de l’actrice Claire Bloom quand elle évoque rageusemen­t les années passées avec Philip Roth dans Leaving a Doll’s House, un chef-d’oeuvre dont je n’ai jamais compris pourquoi aucun éditeur français n’a songé à le traduire.

Je me suis arrêté à cette considérat­ion d’une extrême banalité, jusqu’à ce qu’un ami roumain de Cioran, Radu Portocala, plus minutieux que moi, relève de multiples erreurs, onze sur un total de cinq pages. D’abord, il n’habitait pas au premier étage d’un immeuble cossu, mais dans deux chambres de bonnes très difficiles d’accès. Sa compagne ne l’appelait jamais Emil, prénom qu’il détestait, mais Cioran. Elle n’a jamais été une « comédienne en vogue », mais un professeur d’anglais dans un lycée et elle n’était jamais pomponnée avec des cheveux bleutés. Quant à Cioran, il n’avait pas un nez d’aigle. Ensuite, la défense de Gabriel par Cioran est totalement invraisemb­lable. « D’une discrétion maladive, écrit Radu Portocala, Cioran n’aurait jamais accepté de commenter les affaires personnell­es de quiconque, et encore moins celles d’une gamine. » Je confirme. Enfin, il est vraisembla­ble – on sait ce qu’il pensait de l’amour – qu’il ait pris ce gros chagrin d’amour avec légèreté, mais jamais il n’aurait suggéré une quelconque soumission à qui que ce soit – et moins encore à un écrivain : il était beaucoup trop malicieux pour cela.

Bref, ces pages écrites trente ans après la rupture de Vanessa avec G. relèvent dans le meilleur des cas d’une reconstruc­tion maladroite et jettent une ombre fâcheuse sur son livre. Il faut viser juste pour atteindre la cible. S’agissant de Cioran, elle l’a complèteme­nt ratée. •

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